Calé sur une
banquette usée avec une bière, le commissaire examinait le groupe
qui venait d'investir bruyamment la salle, l'arrachant à un
demi-sommeil.
- Veux-tu que je
te dise? demanda un grand homme blond en repoussant sa casquette
d'un coup de pouce.
Que l'autre le
veuille ou non, pensa Adamsberg, il le dirait.
- Des trucs comme
cela, veux-tu que je te dise? répéta l'homme.
- Cela donne
soif.
- Exactement,
Robert, approuva son voisin en emplissant les six verres d'un geste
ample.
Donc, le grand
blond taillé comme une bûche s'appelait Robert. Et il avait soif.
Le temps de l'apéritif commençait, têtes rentrées dans les
épaules, bras fermés autour des verres, mentons offensifs. L'heure
du rassemblement majestueux des hommes quand sonne l'angélus du
village, l'heure des sentences et des hochements de tête, l'heure
de la rhétorique rurale, auguste et dérisoire. Adamsberg la savait
sur le bout des doigts. Il était né dans son refrain, avait grandi
dans sa musique solennelle, il connaissait son rythme et ses thèmes,
ses variations et contrepoints, il connaissait ses protagonistes.
Robert venait de donner le premier coup d'archet, et chaque
instrument se mettait aussitôt en place selon un ordre immuable.
- Et je vais te
dire mieux, annonça l'homme à sa gauche.
Cela ne donne pas
seulement soif. Cela donne le tournis.
- Exactement.
Adamsberg tourna
la tête pour mieux voir celui qui avait la charge humble mais
nécessaire de ponctuer, comme par un coup de basse, chaque tournant
de la conversation. Petit et maigre, c'était le plus faible d'entre
eux. Comme de juste,
et ici comme ailleurs.
- Celui qui a
fait cela, énonça un grand voûté en bout de table, ce n'est pas
un homme.
- C'est une bête.
- Pire qu'une
bête.
- Exactement.
Introduction du
thème. Adamsberg sortit son carnet, encore gondolé par l'humidité,
et entreprit de dessiner les visages de chacun des acteurs. Têtes
de Normands, à n'en pas douter. Il retrouvait en eux les traits de
son ami Bertin, descendant du dieu Thor, maître du tonnerre, qui
tenait un café sur la place de Paris. Tous maxillaires carrés et
pommettes hautes, tous cheveux clairs et regards bleu pâle qui se
dérobaient. C'était la première fois qu'Adamsberg mettait les
pieds dans le pays des prairies trempées de la Normandie.
(Dans les bois éternels – Fred
Vargas)