Banouin attendit
que les chariots mortuaires s'en aillent avant de revenir lentement
dans la maison. Il évita de regarder les tapis tachés de sang et
grimpa l'escalier jusqu'à la chambre à coucher. En ouvrant la
porte, il entendit la voix de la Morrigu.
- Tu n'as pas été digne de ton
talent, lui dit-elle.
Banouin ne répondit pas et baissa les yeux vers le visage livide de
son ami.
- Il est mort, n'est-ce pas ?
- Non, il n'est pas mort, dit la
Morrigu, mais son âme a quitté cette coquille blessée. Il devrait
cependant être mort. Son poumon a été perforé ainsi que son foie.
Banouin alla au chevet de son ami. Bane était étendu nu sur le lit.
Il y avait des sutures sur sa poitrine et sur sa hanche et les
blessures suintaient un peu.
- Pourquoi
l'as-tu sauvé ?
- Un soldat de Roc l'a souhaité, et
c'est mon destin d'exaucer les souhaits. Je pourrais te poser une
question similaire : pourquoi ne l'as-tu pas sauvé ?
- Que pouvais-je faire ? Je ne
suis pas un guerrier.
- Non, répliqua la Morrigu. Tu ne l'es
pas – et dans aucun sens du mot. Pourquoi es-tu revenu ? À
présent, tu as manqué ton bateau, et ton voyage vers la grandeur
imposante de Roc.
Banouin sentit tout le mépris qu'il y avait dans ces paroles.
- Je ne sais
pas pourquoi je suis revenu. (Il s'assit au bord du lit et prit la
main de Bane dans la sienne.) Pourquoi dis-tu que j'aurais pu le
sauver ?
- Pourquoi n'as-tu pas prévenu Appius
de l'imminence de l'attaque ? Il aurait pu s'enfuir avec sa
fille. Ils seraient toujours vivants à présent. Et Bane n'aurait
pas tenté sa vaillante rescousse.
- J'ai eu une vision. Elle était
vraie. Je n'aurais rien pu changer.
- Les mots d'un homme avec un cœur de
belette, siffla-t-elle. Tu ferais mieux de t'en aller Banouin.
Enfuis-toi jusqu'à Roc. Cache-toi à l'abri de toute confrontation
et de tout danger. Vis ta misérable vie, perdu dans les mots et les
œuvres d'hommes meilleurs.
Banouin recula jusqu'à la porte.
- Tu es comme tout les autres, lui dit-il, les larmes aux yeux. Tu
apprécies les tueurs comme Bane, les porteurs de mort. Tu ne
supportes pas les gens qui trouvent la violence détestable et qui
cherchent de meilleures solutions.
La Morrigu lui fit face. Banouin essaya de courir mais il était
paralysé.
- C'est dans
la nature des hommes faibles, dit-elle doucement, de voir leurs
faiblesses comme des forces et les forces des autres comme des
faiblesses ou de la stupidité. Il y a quelques jours, Bane a risqué
sa vie pour sauver un cheval pris dans un torrent en furie. Un
cheval, Banouin ! Et pourquoi ? Parce qu'il a du cœur. Il
éprouve des sentiments pour les autres. Il ne vit pas sa vie en se
plaignant qu'elle est injuste. Il vit sa vie. Pendant votre voyage,
tu as envié sa popularité, la façon dont les hommes et les femmes
devenaient chaleureux avec lui, d'une manière qu'ils ne pourraient
jamais l'être avec toi. Quelque part, tu as trouvé qu'ils étaient
idiots et qu'ils se contentaient d'un sourire charmeur. Mais ce n'est
pas ça. Ils ont simplement ressenti que Bane était un être
attentionné, quelqu'un sur qui on peut compter. Ils ont su tout de
suite que tu ne t'intéressais qu'à toi-même et qu'on ne pouvait
pas compter sur toi.
« Je suis un esprit, né de l'esprit et nourri par lui. Cette
terre aussi est nourrie par l'esprit. Aucun arbre ne peut pousser,
aucune fleur bourgeonner sans lui. Et d'où vient-elle, cette énergie
qui donne la vie ? Elle vient d'hommes comme Connavar et
Ruathain, ou de femmes comme Vorna, Eriatha et Meria. Des gens qui
connaissent l'amour et la chaleur, des gens qui risqueront leur vie
pour ce qu'ils croient juste.
La Morrigu se
rapprocha de Banouin, terrorisé, et souleva son voile sombre. Son
visage était mort, la peau grise et déchirée jusqu'à l'os.
- Regarde donc
la Morrigu, mon enfant. Contemple sa beauté. Tu es écœuré,
n'est-ce pas ? Est-ce que tu sens cette odeur de pourriture ?
Oui, da, je parie que oui.
« Autrefois, il y a très longtemps, l'homme comprenait la
nature de l'esprit. Ses actes le faisaient avancer, et il vivait en
harmonie avec les créature de la terre et de l'esprit. Puis, vinrent
de plus en plus d'hommes comme le Tueur Glacé et ses maîtres,
Banouin. De petits hommes égoïstes et avides, qui s'abreuvèrent à
l'esprit mais ne le reconstituèrent pas. Et les créatures de
l'esprit se mirent à disparaître, passant d'une multitude d'univers
à une autre à la recherche d'habitations plus plaisantes. Avec une
lenteur incommensurable cette terre a commencé à mourir. Oh, il lui
faudra encore des milliers d'années, mais elle mourra lorsque
l'esprit poussera son dernier soupir.
« Les hommes
de Roc sont les derniers parasites en date. Ils abattent les forêts,
creusent la terre pour ses métaux précieux, ils tuent et
conquièrent, semant la haine et la malfaisance qui durera une
centaine de générations. Ils ne croient en rien, si ce n'est en
eux. C'est pour cela qu'ils t'attirent. Ils sont comme toi, Banouin,
incroyablement égoïstes. Oui, Bane est violent, et certaines de ses
actions ne sont pas à son honneur. Mais lorsqu'il a risqué sa vie
pour sauver le cheval, il a contribué à l'esprit du monde. Il a
nourri la terre. Et, lorsqu'il est venu dans cette maison pour sauver
des innocents, il l'a nourrie une nouvelle fois – mais cette
fois-ci avec son sang. Tu ne t'es pas souvenu de mon conseil,
Banouin ? On ne peut pas vaincre sa peur en la fuyant. Et
maintenant, va-t-en. Va te terrer dans ce nid de rats qu'est Roc. Ne
fais plus qu'un avec la mort de ce monde.
Elle lui tourna le
dos et retourna au chevet de Bane.
Banouin sortit de
la pièce en titubant, et s'enfuit à toutes jambes dans la nuit.
( Le Faucon de Minuit – David
Gemmell)