mardi 30 avril 2019

"Cet homme est un névrosé, je ne serais pas étonné s'il était à l'origine de tout nos problèmes." (Anton Sokolov - Dishonored)



Banouin attendit que les chariots mortuaires s'en aillent avant de revenir lentement dans la maison. Il évita de regarder les tapis tachés de sang et grimpa l'escalier jusqu'à la chambre à coucher. En ouvrant la porte, il entendit la voix de la Morrigu.
- Tu n'as pas été digne de ton talent, lui dit-elle.
Banouin ne répondit pas et baissa les yeux vers le visage livide de son ami.
- Il est mort, n'est-ce pas ?
- Non, il n'est pas mort, dit la Morrigu, mais son âme a quitté cette coquille blessée. Il devrait cependant être mort. Son poumon a été perforé ainsi que son foie.
Banouin alla au chevet de son ami. Bane était étendu nu sur le lit. Il y avait des sutures sur sa poitrine et sur sa hanche et les blessures suintaient un peu.
- Pourquoi l'as-tu sauvé ?
- Un soldat de Roc l'a souhaité, et c'est mon destin d'exaucer les souhaits. Je pourrais te poser une question similaire : pourquoi ne l'as-tu pas sauvé ?
- Que pouvais-je faire ? Je ne suis pas un guerrier.
- Non, répliqua la Morrigu. Tu ne l'es pas – et dans aucun sens du mot. Pourquoi es-tu revenu ? À présent, tu as manqué ton bateau, et ton voyage vers la grandeur imposante de Roc.
Banouin sentit tout le mépris qu'il y avait dans ces paroles.
- Je ne sais pas pourquoi je suis revenu. (Il s'assit au bord du lit et prit la main de Bane dans la sienne.) Pourquoi dis-tu que j'aurais pu le sauver ?
- Pourquoi n'as-tu pas prévenu Appius de l'imminence de l'attaque ? Il aurait pu s'enfuir avec sa fille. Ils seraient toujours vivants à présent. Et Bane n'aurait pas tenté sa vaillante rescousse.
- J'ai eu une vision. Elle était vraie. Je n'aurais rien pu changer.
- Les mots d'un homme avec un cœur de belette, siffla-t-elle. Tu ferais mieux de t'en aller Banouin. Enfuis-toi jusqu'à Roc. Cache-toi à l'abri de toute confrontation et de tout danger. Vis ta misérable vie, perdu dans les mots et les œuvres d'hommes meilleurs.
Banouin recula jusqu'à la porte.
- Tu es comme tout les autres, lui dit-il, les larmes aux yeux. Tu apprécies les tueurs comme Bane, les porteurs de mort. Tu ne supportes pas les gens qui trouvent la violence détestable et qui cherchent de meilleures solutions.
La Morrigu lui fit face. Banouin essaya de courir mais il était paralysé.
- C'est dans la nature des hommes faibles, dit-elle doucement, de voir leurs faiblesses comme des forces et les forces des autres comme des faiblesses ou de la stupidité. Il y a quelques jours, Bane a risqué sa vie pour sauver un cheval pris dans un torrent en furie. Un cheval, Banouin ! Et pourquoi ? Parce qu'il a du cœur. Il éprouve des sentiments pour les autres. Il ne vit pas sa vie en se plaignant qu'elle est injuste. Il vit sa vie. Pendant votre voyage, tu as envié sa popularité, la façon dont les hommes et les femmes devenaient chaleureux avec lui, d'une manière qu'ils ne pourraient jamais l'être avec toi. Quelque part, tu as trouvé qu'ils étaient idiots et qu'ils se contentaient d'un sourire charmeur. Mais ce n'est pas ça. Ils ont simplement ressenti que Bane était un être attentionné, quelqu'un sur qui on peut compter. Ils ont su tout de suite que tu ne t'intéressais qu'à toi-même et qu'on ne pouvait pas compter sur toi.
« Je suis un esprit, né de l'esprit et nourri par lui. Cette terre aussi est nourrie par l'esprit. Aucun arbre ne peut pousser, aucune fleur bourgeonner sans lui. Et d'où vient-elle, cette énergie qui donne la vie ? Elle vient d'hommes comme Connavar et Ruathain, ou de femmes comme Vorna, Eriatha et Meria. Des gens qui connaissent l'amour et la chaleur, des gens qui risqueront leur vie pour ce qu'ils croient juste.
La Morrigu se rapprocha de Banouin, terrorisé, et souleva son voile sombre. Son visage était mort, la peau grise et déchirée jusqu'à l'os.
- Regarde donc la Morrigu, mon enfant. Contemple sa beauté. Tu es écœuré, n'est-ce pas ? Est-ce que tu sens cette odeur de pourriture ? Oui, da, je parie que oui.
« Autrefois, il y a très longtemps, l'homme comprenait la nature de l'esprit. Ses actes le faisaient avancer, et il vivait en harmonie avec les créature de la terre et de l'esprit. Puis, vinrent de plus en plus d'hommes comme le Tueur Glacé et ses maîtres, Banouin. De petits hommes égoïstes et avides, qui s'abreuvèrent à l'esprit mais ne le reconstituèrent pas. Et les créatures de l'esprit se mirent à disparaître, passant d'une multitude d'univers à une autre à la recherche d'habitations plus plaisantes. Avec une lenteur incommensurable cette terre a commencé à mourir. Oh, il lui faudra encore des milliers d'années, mais elle mourra lorsque l'esprit poussera son dernier soupir.
« Les hommes de Roc sont les derniers parasites en date. Ils abattent les forêts, creusent la terre pour ses métaux précieux, ils tuent et conquièrent, semant la haine et la malfaisance qui durera une centaine de générations. Ils ne croient en rien, si ce n'est en eux. C'est pour cela qu'ils t'attirent. Ils sont comme toi, Banouin, incroyablement égoïstes. Oui, Bane est violent, et certaines de ses actions ne sont pas à son honneur. Mais lorsqu'il a risqué sa vie pour sauver le cheval, il a contribué à l'esprit du monde. Il a nourri la terre. Et, lorsqu'il est venu dans cette maison pour sauver des innocents, il l'a nourrie une nouvelle fois – mais cette fois-ci avec son sang. Tu ne t'es pas souvenu de mon conseil, Banouin ? On ne peut pas vaincre sa peur en la fuyant. Et maintenant, va-t-en. Va te terrer dans ce nid de rats qu'est Roc. Ne fais plus qu'un avec la mort de ce monde.
Elle lui tourna le dos et retourna au chevet de Bane.
Banouin sortit de la pièce en titubant, et s'enfuit à toutes jambes dans la nuit.

( Le Faucon de Minuit – David Gemmell)


dimanche 21 octobre 2018

On ne dit pas ''Non'' au Conseiller Udina... enfin, vous vous le feriez. Mais moi j'habite ici. (Commandant Bailey – Mass Effect 3)


 
«Et de fait, rien ne rend peut-être plus palpable l’énorme régression dans laquelle est entrée l’humanité depuis la première guerre mondiale que les restrictions apportées à la liberté de mouvement des hommes et à leurs libertés. Avant 1914, la terre appartenait à tous ses habitants. Chacun allait où il voulait et y restait aussi longtemps qu’il voulait. Il n’y avait pas de permissions, pas d’autorisations, et cela m’amuse toujours de voir l’étonnement des jeunes lorsque je leur raconte qu’avant 1914, je voyageais en Inde et en Amérique sans avoir de passeport et même n’en avais jamais vu aucun.

On montait dans le train et on en descendait sans rien demander, sans qu’on vous demandât rien, on n’avait pas à remplir un seul de ces centaines de papiers qu’on réclame aujourd’hui. Il n’y avait ni permis, ni visas, ni tracasseries ; ces mêmes frontières qui, avec leurs douaniers, leur police, leurs postes de gendarmerie, sont aujourd’hui transformées en réseau de barbelés en raison de la méfiance pathologique de tous envers tous, n’étaient rien d’autre que des lignes symboliques qu’on traversait avec autant d’insouciance que le méridien de Greenwich.

C’est seulement après la guerre que le monde se vit bouleversé par le national-socialisme, et le premier phénomène qu’engendra cette épidémie spirituelle de notre siècle fut la xénophobie : la haine ou du moins la peur de l’autre. On se défendait 
partout contre l’étranger, partout on l’excluait.

Toutes les humiliations qu’autrefois on avait inventées exclusivement contre les criminels, on les infligeait maintenant à tous les voyageurs avant et pendant le voyage.

Il fallait se faire photographier de droite et de gauche, de profil et de face, les cheveux coupés assez court pour que l’oreille fût visible, il fallait donner ses empreintes digitales, d’abord le pouce seul, puis les dix doigts, il fallait en plus présenter des certificats : de santé, de vaccination, de police, de bonne vie et mœurs, des recommandations, il fallait pouvoir présenter des invitations et des adresses de parents, il fallait fournir des garanties morales et financières, remplir des formulaires et les signer en trois, quatre exemplaires, et s’il manquait ne fût-ce qu’une feuille de ce tas de paperasses, 
on était perdu. »

(Stefan Zweig en 1942, à la fin de son livre 
"Le monde d'hier, souvenir d'un européen", texte testamentaire et autobiographique qu'il envoya à son éditeur la veille de son suicide au Brésil.)



mardi 16 octobre 2018

Si personne ne m'avait dit que c'était l'amour, j'aurais pensé que c'était une épée nue... (Phrase attribuée par Kipling à un poète hindou - Borges)


 
"Mais comment expliquerons-nous les enchantements de la Magie? — Par la sympathie que les choses ont les unes pour les autres, l'accord de celles qui sont semblables, la lutte de celles qui sont contraires, la variété des puissances des divers êtres qui concourent à former un seul animal : car beaucoup de choses sont attirées les unes vers les autres et sont enchantées sans l'intervention d'un magicien. La Magie véritable, c'est l'Amitié qui règne dans l'univers, avec la Haine, son contraire. Le premier magicien, celui que les hommes consultent pour agir au moyen de ses philtres et de ses enchantements, c'est l'Amour : car, c'est de l'amour naturel que les choses ont les unes pour les autres, c'est de la puissance naturelle qu'elles ont de se faire aimer les unes des autres, que découle l'efficacité de l'art d'inspirer de l'amour en employant des enchantements. Par cet art, les magiciens rapprochent les natures qui ont un amour inné les unes pour les autres; ils unissent une âme à une autre âme comme on marie des plantes éloignées ; en employant des figures qui ont des vertus propres, en prenant eux-mêmes certaines attitudes, ils attirent à eux sans bruit les puissances des autres êtres et les font conspirer à l'unité d'autant plus facilement qu'ils sont eux-mêmes dans l'unité".

(Plotin, Ennéade IV, Livre IV, XL)



mardi 3 juillet 2018

Je suis le chien qui a appris à jouer de la flûte. (David Gemell – la Légende de Marche-Mort)


YSEULT : Tu t'appelles Ondine, n'est-ce pas?
ONDINE : Oui. Et je suis une Ondine.
YSEULT : Tu as quel âge? Quinze ans?
ONDINE : Quinze ans. Et je suis née depuis des siècles. Et je ne mourrai jamais...
YSEULT : Pourquoi t'es-tu égarée parmi nous? Comment notre monde a-t-il 
bien pu te plaire?
ONDINE : Par les biseaux du lac, il était merveilleux.
YSEULT : Il l'est toujours, depuis que tu vis sèche?
ONDINE : Il est mille moyens d'avoir de l'eau devant les yeux.

[...]

YSEULT : Veux-tu mes conseils, chère petite Ondine?
ONDINE : Oui, je suis une ondine.
YSEULT : Tu peux m'écouter, tu as quinze ans.
ONDINE : Quinze ans dans un mois. Et je suis née depuis des siècles 
et je ne mourrai jamais. 

[…]

YSEULT : Ondine, disparais! Va-t-en!
ONDINE : Avec Hans?
YSEULT : Si tu veux ne pas souffrir, si tu veux sauver Hans, plonge 
dans la première source venue... Va-t-en!
ONDINE : Avec Hans? Il est si laid dans l'eau!
YSEULT : Tu as eu avec Hans trois mois de bonheur. Il faut t'en contenter. 
Pars pendant qu'il est temps encore.
ONDINE : Quitter Hans? Pourquoi?
YSEULT : Parce qu'il n'est pas fait pour toi. Parce que son âme est petite.
ONDINE : Moi je n'en ai pas. C'est encore pire!

YSEULT : La question ne se pose pas pour toi, ni pour aucune créature non humaine. L'âme du monde aspire et expire par les naseaux et les branchies. Mais l'Homme a voulu son âme à soi. Il a morcelé stupidement l'âme générale. Il n'y a pas d'âme des Hommes. Il n'y a qu'une série de petits lots d'âmes où poussent de maigres fleurs et de maigres légumes. Les âmes d'Hommes avec les saisons entières, avec le vent entier, avec l'amour entier, c'est ce qu'il t'aurait fallu.[...] Mais ne vois-tu pas que tout ce qui est large en toi, Hans ne l'a aimé que parce qu'il le voyait petit! Tu es la clarté, il a aimé une blonde. Tu es la grâce, il a aimé une espiègle. Tu es l'aventure, il a aimé une aventure. Dés qu'il soupçonnera son erreur, tu le perdras...

ONDINE : Hans ne le verra pas. Si c'était Bertram, Bertram le verrait. Mais je me doutais du danger. Entre tous les chevaliers, j'ai choisi le plus bête...
YSEULT : Le plus bête des Hommes voit toujours assez clair pour devenir aveugle.

ONDINE : Alors, je lui dirai que je suis une ondine!
YSEULT : Ce serait pire. Peut-être es-tu pour lui, en ce moment, une espèce d'ondine, mais parce qu'il ne croit pas que tu en es une. La vraie ondine, pour Hans ce ne sera pas toi, mais dans quelque bal travesti, Bertha avec un caleçon d'écailles.

ONDINE : Si les Hommes ne savent pas supporter la vérité, je mentirai!
YSEULT : Que tu cherches la vérité ou le mensonge, chère enfant, tu ne tromperas personne et tu offriras aux Hommes ce qu'ils détestent le plus.
ONDINE : La fidélité?
YSEULT : Non. La transparence. Ils en ont peur. Elle leur paraît le pire secret.

(Ondine – Scène Onzième - Giraudoux)

dimanche 10 juin 2018

Si ce qui arrive paraît tel que des êtres humains ne puissent pas permettre que de telles choses arrivent... alors, c'est que vous n'avez pas lu les histoires de votre temps. (Rouge, Noir & Ignorant - Edward Bond)


 3
J'espère que ce livre te plaira, fidèle lecteur. Je crains qu'il ne te plaise pas autant qu'un roman, parce que la plupart d'entre vous avez oublié les réels plaisirs que procurent les nouvelles. La lecture d'un bon gros roman est à maints égards comparable à une longue liaison satisfaisante. [...] La nouvelle c'est tout autre chose, c'est comme le baiser furtif d'une inconnue dans le noir. Rien à voir bien sûr, avec une liaison ou un mariage, mais les baisers peuvent être suaves et leur extrême brièveté exerce en elle-même une attraction. 
Avec le temps, écrire des nouvelles n'est pas devenu plus facile pour moi, c'est devenu plus difficile. D'un côté, le temps à leur consacrer s'est rétréci. D'un autre côté, elles ne cessent de vouloir gonfler (j'ai un réel problème de gonflement - j'écris comme les grosses dames mangent). Et il me semble difficile de trouver le ton pour ces récits - 
trop souvent Mr X se contente de flotter et s'éloigne.
La seule chose à faire est de poursuivre, il me semble. Plutôt que de tout laisser tomber, mieux vaut continuer de donner des baisers, même si parfois on récolte une claque.

4
Très bien. C'est tout pour l'instant.
Puis-je remercier quelques personnes (vous pouvez sauter ce passage si vous voulez)?
[...]
J'ai une dette envers presque tout un chacun et je pourrais nommer tout le monde, mais je ne vais pas vous ennuyer plus longtemps. Mes plus vifs remerciements à toi, fidèle lecteur, comme toujours, parce que tout revient à toi pour finir. Sans toi, le courant ne passerait pas dans ce circuit. Si quelque chose dans ce livre te plaît, t'emballe, te permet de passer l'ennuyeuse pause déjeuner, le voyage en avion, ou une heure de colle pour avoir balancé des boulettes en papier, alors tu es payé en retour.

5
Bon... les pubs sont finies. Accroche-toi à mon bras maintenant. Serre fort. Nous allons entrer dans bien des lieux sombres, mais je crois connaître le chemin. Ne lâche pas mon bras, c'est tout. Et si je devais t'embrasser dans le noir, ce ne serait pas 
une grande affaire, ce serait simplement que je t'aime.

Maintenant, écoute.

(Stephen King - Préface de Brume, le 15 avril 1984 - Bangor, Maine)

                                          (Vierge à l'enfant - Artemisia Gentilesci)

jeudi 10 mai 2018