Je me suis
retourné vers le parc pour respirer à fond. Une pie jacassait dans
les genévriers et, au-delà de la clôture, les voitures filaient
dans la rue. D'énormes nuages gris roulaient vers Paris, vers l'est,
et la vapeur qui sortait de ma bouche était presque transparente.
J'ai eu un haut-le-cœur mais plus rien à régurgiter, aussi la
crispation de mon estomac fut un spasme douloureux. D'une manière
générale, je n'allais pas très bien.
- L'oiseau là dit
que Georges est chez Lisa.
Je me suis
retourné brusquement. Au fond de la pièce, à côté de la
cheminée, quelque chose ou quelqu'un, nu, dans un état de crasse
avancée se tenait debout. Mon cœur s'est emballé brusquement et je
me suis demandé à quoi pouvait bien servir tout l'air contenu dans
la pièce, puisqu'il n'arrivait plus à pénétrer dans mes poumons.
Au-dessus du
corps, il y avait une tête. Des yeux bridés, un regard inexpressif.
Une gamine de huit ou dix ans, probablement trisomique. Une
mongolienne.
- L'oiseau? ai-je
demandé.
La gamine a
couru vers moi sur ses jambes arquées, malhabile et déhanchée. Ça
a été plus fort que moi, j'ai relevé mon pistolet. Elle s'est
arrêtée. Nous nous sommes regardés. Dans ses yeux est passé
quelque chose de plus que l'humanité, quelque chose dans lequel on
pouvait se noyer. J'ai haussé les épaules avant de ranger le Glock
dans ma poche. La gamine a continué vers moi. Elle s'est appuyée le
front contre la rambarde, les mains cramponnées aux festons
métalliques du garde-fou. La pie continuait à piailler dans les
taillis.
- L'oiseau-là,
dit-elle.
- Et l'oiseau-là
dit que je suis chez Lisa? Qui est Lisa? C'est toi?
- Lisa,
affirma-t-elle en posant sa main sur sa poitrine.
- Tu parles bien.
Ses mains se
sont crispées sur la rampe.
- Lisa parle
depuis toujours. Personne n'entend. Que les fleurs-là et les
oiseaux-là. Les animaux-là. Et le grand-là, dit-elle en désignant
le chêne centenaire.
- Tu n'as pas
froid? Tu ne veux pas t'habiller?
- Lisa sait
comment faire pour régler les échanges calorifiques avec le
monde-là. Depuis l'opération.
Je me suis
assis sur le sol, adossé à la rambarde. J'ai appuyé ma tête
contre le métal, les yeux fixés vers le plafond. Mes genoux
s'entrechoquaient. J'avais dû passer une frontière à un certain
moment, mais je ne savais plus quand. La pie faisait un vacarme du
diable, les nuages roulaient en grondant, ou bien tout cela était
dans mon esprit, comme d'imaginer qu'une mongolienne de huit ans
parlait d'échanges calorifiques, comme d'imaginer qu'elle parlait,
tout simplement.
Elle s'est
tournée vers moi, s'est assise à mes côtés.
- Lisa sent
Georges fatigué.
- Tu ne veux pas
te taire s'il te plaît? De toute façon, tu ne peux pas parler.
C'est moi qui invente tout ça.
Elle a levé
les yeux vers le plafond, comme pour vérifier que ce que je
regardais valait le détour.
- Lisa a un cadeau
pour Georges, déclara-t-elle en bondissant vers la cheminée.
C'était un
saut de trois mètres au moins. Cela ne pouvait donc pas avoir eu
lieu. Elle est revenue vers moi les mains dans le dos, avec un
sourire bizarre – un sourire d'ailleurs – dans lequel il
était difficile de deviner une expression. Devant moi, elle s'est
dandinée avant de me mettre une boîte en plastique sous le nez. Une
boîte de CD. J'ai tendu la main. Sur le CD était inscrit Mac
Gregor.
- Mac Gregor est
Georges-là, affirma-t-elle en posant sa main sur ma poitrine.
- Oui, Lisa a
raison, ai-je acquiescé […] C'est peut-être important pour moi.
Et toi, qu'est-ce que tu vas faire?
- Lisa attend.
Lisa regarde les livres.
Elle s'est
levée brusquement. D'un nouveau bond prodigieux, elle a filé dans
une autre pièce, dont l'entrée se trouvait dans le couloir. Je me
suis relevé en m'appuyant sur la rambarde […] Quand elle
réapparut, elle portait deux livres de grand format.
- Les livres de
Lisa.
Je les ai pris
: Richard Feynman : cours de physique de Berkeley. Tome 7 :
Physique statistique. Et puis :
Ilya Prigogine : Thermodynamique et équilibres
irréversibles. Je les lui ai rendus avec le souffle court.
- Il y en a
beaucoup encore, dit-elle. Je les ai presque tous regardés.
- Tu arrives à
lire ça? ai-je demandé d'un ton incrédule.
- Lisa ne sait pas
lire les mots. Juste les chiffres. C'est facile.
Je me suis
appuyé contre l'encoignure. L'air me manquait. […]
- Georges fait du
feu maintenant.
- Avec quoi je
fais du feu? ai-je explosé. Tu sais pas en faire du feu, toi? T'as
appris à régler ta température interne et tu sais pas faire du
feu?
- Lisa a huit ans,
Lisa peut pas bien manger toute seule, Lisa fait pipi n'importe où.
Lisa joue avec les chiffres, Lisa peut calculer dans sept dimensions,
huit même, quand la neige tombe. Mais Lisa ne sait pas faire le feu.
Tiens, ajouta-t-elle en arrachant une dizaine de pages du bouquin de
Feynman, pour le feu. Après je regarde Georges.
- Bordel, ai-je
marmonné en saisissant les pages déchirées, c'est pas vrai!
Qu'est-ce que la neige vient faire là-dedans?
Je me suis
approché de la cheminée, talonné par la petite. Avec mon briquet,
j'ai enflammé une page. Les équations se sont tordues avant de
disparaître. J'ai ajouté les autres, une par une, puis des trucs
qui traînaient, comme les pots de yaourt en carton, les emballages
de gâteaux apéritifs. Lisa m'a tendu les livres. J'ai eu une légère
hésitation.
- Lisa connaît
les livres-là. Georges met dans le feu-là.
J'y suis allé
de bon cœur finalement. Enfin, quand le feu a été bien amorcé,
j'ai ajouté deux ou trois bûches. Puis, je me suis relevé pour
contempler les flammes.
- Georges part, maintenant, a dit Lisa.
Elle bavait,
son visage était laid et sale, mais j'avais trouvé dans ces yeux-là
une lueur surhumaine, ou trans-humaine ; une lueur étrangère, trop
précoce pour durer et construire.
- Je rentre chez
moi. Tu veux venir?
C'était une
phrase entièrement gratuite. Qu'aurais-je fait d'elle d'ailleurs?
[…]
J'ai descendu les
escaliers, sinué le long du chemin et suis sorti dans la rue après
avoir refermé la porte.[…] Je me suis
assis sur la marche, fermement décidé à ne laisser entrer personne
tant que la maison ne serait pas devenue un tas de cendres.
J.
Quand
il est parti, Lisa ne savait pas ce que <Georges> avait dans
tous ses niveaux subjacents. <Georges> a trop d'images dans la
tête qu'il ne comprend pas. Mais il a fait un beau feu.
Lisa
et < Ffchh > ont discuté pendant ce temps.
{
Il y a une chaine des possibles stochastiques, a-t-il dit. Il serait
dommage que tu rejoignes le niveau quantique maintenant. Tourne-toi
vers les étoiles. Écoute-les : elles te parlent de l'infini des
mondes. Et
elles chantent si bien...}
{
Oui, mais quand Lisa te reverra?}
L'eau
coulait des yeux de Lisa.
{
Passe par le niveau des quarks-couleur, il m'est facile de capter ce
canal. Je te donne les équations. Et
avant de partir, donne-moi ton eau, le terrain est pauvre en azote.}
{
Quand <Georges> sera sorti.}
{
Il est sorti. Il monte la garde.}
(Gilles Card – Libera Me)