« Je sais que ces pensées de
l’émotion font rage dans notre âme. Notre incapacité à imaginer
à quoi elles peuvent correspondre, ou à trouver quoi que ce soit
pour remplacer ce qu’elles étreignent en vision - tout cela nous
pèse comme une condamnation, infligée nous ne savons
ni où, ni par
qui, ni pourquoi.
Mais ce qui nous en reste, sans nul
doute, c’est un dégoût de la vie et de toutes ses actions, une
lassitude anticipée de tous les désirs et de toutes leurs
manifestations, un dégoût anonyme de tous les sentiments. Dans ces
heures de subtile mélancolie, il nous devient impossible, même en
rêve, d’être amoureux, d’être héroïque, d’être heureux.
Tout cela est vide, jusque dans l’idée de ce qu’il est. Tout
cela nous est dit dans une autre langue, incompréhensible, suite
sonore de syllabes qui ne prennent aucune forme dans notre esprit.
La vie est creuse, notre âme est creuse, le monde entier est creux.
Tous les dieux meurent, d’une mort plus profonde que la mort. Tout
est plus vide que le vide. Tout se réduit à un chaos de choses
inexistantes.
Réfléchissant à tout cela, si je
regarde autour de moi, pour voir si la réalité apaise ma soif, ce
que je vois, ce sont des maisons sans expression, des figures sans
expression, des gestes sans expression. Pierres, corps ou idées –
tout cela est mort. Tous les mouvements sont arrêtés – en un
même arrêt dans lequel ils se figent tous. Rien ne me dit rien.
Rien ne m’est connu, non que je le trouve bizarre, mais parce que
je ne sais ce que c’est. J’ai perdu le monde. Et tout au fond de
mon âme – seule réalité de cet instant – il y a une douleur
intense et invisible, une tristesse semblable au bruit d’un homme
pleurant dans une pièce obscure. »
pleurant dans une pièce obscure. »
(Fernando Pessoa, in "Le livre
de l'intranquillité")
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