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"Pauvre cher ami,
Je t'aime d'autant plus que tu deviens
plus malheureux. Comme tu te tourmentes et comme tu t'affectes de la
vie! Car tout ce dont tu te plains, c'est la vie, elle n'a jamais
été meilleure pour personne et dans aucun temps. On la sent plus
ou moins, on la comprend plus ou moins, on en souffre donc plus ou
moins, et plus on est en avant de l'époque où l'on vit, plus on
souffre. Nous passons comme des ombres sur un fond de nuages que le
soleil perce à peine et rarement, et nous crions sans cesse après
ce soleil qui n'en peut mais. C'est à nous de déblayer nos nuages.
Tu aimes trop la littérature, elle te
tuera et tu ne tueras pas la bêtise humaine. Pauvre chère bêtise,
que je ne hais pas, moi, et que je regarde avec des yeux maternels,
car c'est une enfance, et toute enfance est sacrée. Quelle haine tu
lui as vouée, quelle guerre tu lui fais ! Tu as trop de savoir et
d'intelligence, mon Cruchard, tu oublies qu'il y a quelque chose
au-dessus de l'art, à savoir la sagesse, dont l'art à son apogée,
n'est jamais que l'expression. La sagesse comprend tout, le beau, le
vrai, le bien, l'enthousiasme par conséquent. Elle nous apprend à
voir hors de nous quelque chose de plus élevé que ce qui est en
nous, et à nous de l'assimiler peu à peu par la contemplation et
l'admiration.
Mais je ne réussirais pas à te
changer, je ne réussirais même pas à te faire comprendre comment
j'envisage et saisis le bonheur, c'est-à-dire l'acceptation de la
vie, quelle qu'elle soit ! Il y a une personne qui pourrait te
modifier et te sauver, c'est le père Hugo, car il a un côté par
lequel il est grand philosophe, tout en étant le grand artiste
qu'il te faut et que je ne suis pas. Il faut le voir souvent. Je
crois qu'il te calmera : moi, je n'ai plus assez d'orage en moi pour
que tu me comprennes. Lui je crois qu'il a gardé sa foudre et qu'il
a tout de même acquis la douceur et la mansuétude de la
vieillesse.
Vois-le, vois-le souvent et conte lui
tes peines, qui sont grosses, je le vois bien, et qui tournent trop
au spleen. Tu penses trop aux morts, tu les crois trop arrivés au
repos. Ils n'en ont point. Il sont comme nous, ils cherchent. Ils
travaillent à chercher.
Tout mon monde va bien et t'embrasse.
Moi, je ne guéris pas, mais j'espère, guerre ou non, marcher
encore pour élever mes petites-filles, et pour t'aimer, tant qu'il
me restera un souffle."
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