« Ma première poupée s'appelait
Mina. »
Vous ne savez pas qui est Mina, elle
vous explique : c'est le nom de la fiancée de Dracula. A cinq ans,
elle avait donné ce nom à sa poupée, après que son père lui eut
raconté l'histoire de Dracula qui tue la nuit et dort le jour,
l'histoire du grand professionnel des ombres, empêché de mourir,
incapable de vivre. Et elle ajoute : mon père me racontait tous les
livres – les fables, Homère, Shakespeare et toute la bande. Les
adultes, quand ils s'adressent à un enfant, forcent la voix. Ils
enlèvent l'obscur et le secret de leur parole. Ils disent les loups
et les orages, les ogres et les sources, mais ils taisent le reste :
les intérêts, les mensonges, la fatigue. Le goût puissant du
meurtre au fond de l'âme et cette espérance plus puissante encore
d'un amour pur. Mon père savait que je savais tout. L'esprit est dès
le début à son plus haut. Le cœur met un temps considérable à
grandir. L'esprit est immédiatement au sommet de sa fleur. Si l'on
doit avec les enfants agir avec une douceur extrême, on peut tout
leur confier, même ce qu'on ne sait pas dire. Mon père venait le
soir dans les lisières de ma fatigue, il s'asseyait au bord du lit
et il me racontait le monde : le Chaperon Rouge et Dracula, Ulysse et
Ophélie, Hamlet et Cendrillon, Don Quichotte et Blanche-Neige.
Chaque soir un livre bien avant que je sache lire. Ce qu'elle vous
dit là éclaire et compose le tableau que vous aviez échoué à
faire : l'enfance à Bordeaux, ville majestueuse et funèbre,
l'arrivée à Paris, le premier mariage puis le second, la
prostitution et la rencontre avec les brillants esprits de la
capitale, tout était passé comme dans un rêve, jusqu'à la
découverte d'un cancer caché dans son sein comme un trésor.
Jusqu'à ce jour récent rien n'avait pu toucher à la clarté des
débuts, au feu couvant de la voix bien-aimée sur un cœur de cinq
ans:
« Ferme les yeux Mina, ne dis
plus rien, écoute la rumeur d'un galop dans ton cœur, c'est un
cheval petit et fier, infatigable, il porte sur son dos un messager,
c'est de toi qu'il est parti à l'aube et c'est vers toi qu'il
s'avance, écoute Mina le vent qui serre son manteau et rougit ses
mains blanches, écoute le grondement de lumière rouge, Hamlet et
son crâne, Barbe-Bleue et ses clefs, Ulysse et son arc, écoute cet
empêchement de vivre qu'il y a dans la vie, cette douceur mortelle
qu'il y a dans le songe, prends soin de toi
Mina chérie, prends soin
de toi. »
Celle de cinq ans avait grandi depuis
et continué à chercher l'or dans la parole des intellectuels comme
sur le visage des hommes abêtis par une chose aussi faible que la
vue d'une femme nue. Qu'est-ce que nous aimons dans ceux que nous
aimons? Nous croyons les aimer eux-mêmes mais qu'est-ce que c'est
« eux-mêmes »? Où s'arrête la personne, ses contours,
ses limites, où commence ce qui en elle est bien plus qu'elle, la
douleur dans sa voix, l'innocence dans ses yeux? La grâce que vous
reconnaissiez à celle-là lui venait de cet amour donné à ses cinq
ans – comme on reconnaît dans la beauté d'une fleur l'éclat des
pluies qui l'ont grondée. Quarante ans étaient passés depuis.
Quarante et cinq font quarante-cinq. Au centre du tableau, une femme
de quarante-cinq ans. En retrait sur la droite le petit tas de
cendres
des maris, des amants et des livres. Dans ses bras une
poupée.
Dans la bouche de la poupée une parole imprononçable.
Je m'appelle Ophélie, j'ai aujourd'hui
quarante-cinq ans, je sors d'un cancer, les médecins ont été très
gentils avec moi, ils m'ont enlevé mes vêtements, mes cheveux et
mon sourire d'eau claire, ils m'ont assuré que je retrouverai
bientôt ces choses, je ne sais s'ils disent vrai, les médecins sont
comme les adultes quand ils parlent aux enfants, ils vous parlent
pour que vous n'entendiez pas, ce qui fait que vous entendez trop. Je
m'appelle Blanche-Neige, j'ai aujourd'hui quarante-cinq ans, je me
suis longtemps perdue dans l'épaisseur du monde, ceux qui m'ont
aimée m'ont rendue invisible et légère, bien trop légère pour
être heureuse. Je m'appelle Cendrillon, j'ai aujourd'hui
quarante-cinq ans, j'ai le cœur barbouillé d'avoir mangé toutes
sortes de nourritures, on ne m'a jamais appris à séparer le sucré
du salé, la chair et l'âme, la vie et le rêve, les hommes qui
partageaient mes repas s'en sont mieux sortis, les hommes s'en
sortent toujours mieux, peut-être qu'ils ne goûtent que du bout des
lèvres. Je m'appelle Mina, j'ai aujourd'hui quarante-cinq ans, je
suis née à Bordeaux et je suis morte à Paris, à présent ça va
mieux, je me repose et je redécouvre le monde peu à peu, mon père
n'est plus là pour me dire mais je me débrouillerai bien toute
seule, j'ai compris l'essentiel, il y a ce qu'on vous raconte et il y
a la manière dont on vous le raconte, c'est la manière qui fait la
différence, c'est la manière qui seule importe, ceux qui m'ont dit
« je vous aime » ne savaient pas ce qu'ils disaient et le
disaient mal. Il y avait Shakespeare et mon père dans ma chambre
d'enfant, Shakespeare qui disait que la vie est une histoire pleine
de bruit et de fureur racontée par un idiot, et mon père qui lisait
Shakespeare, je n'écoutais pas l'histoire, j'écoutais la voix, le
triomphe de cette voix dans la capitale de mon cœur, la voix était
vraie, la voix sans mots disait le vrai de vivre, la voix d'amour
douce et nocturne. La médecine
a brûlé des tissus de mon sein et
tous les livres de ma bibliothèque,
elle n'a rien pu contre la voix
confiante et claire.
Je m'en tiens là, je m'en tiens à cet
amour donné une fois pour toutes au cœur d'une petite fille. Je lis
beaucoup moins de livres mais c'est sans importance : j'ai compris
d'où ils viennent. J'ai compris le minuscule grain de vérité
qu'ils ont. Les fables disent le vrai sur l'amour, j'ai compris ce
qu'elles disent, cela repose dans une seule phrase, si j'étais
philosophe je l'écrirais ainsi : ce qui nous sauve ne nous protège
de rien et pourtant cela nous sauve. Mais comme je n'ai jamais
cherché la vérité en philosophe, plutôt en musicienne, comme j'ai
depuis mes cinq ans donné mon attention au grain de la voix plus
qu'aux mots soulevés par cette voix, je la dirai ainsi cette phrase,
la même :
prends soin de toi, petite, prends soin de toi, amour.
(L'inespérée – Christian Bobin)