Tous les Arabes le connaissaient par
son nom, mais ''Esmak-eh?'' demandaient les Arabes,
''Quel est ton nom?'' pour le seul plaisir d'entendre sa réponse :
- Cissou la Neige.
Cissou, de son Auvergne natale
où cinq sous n'en ont jamais fait six. La Neige,
parce que ce
n'était un secret pour personne :
Ramon de Belle-ville lui avait
vendu les neiges éternelles.
Cissou la Neige surtout parce que
Jérémy Malaussène en avait décidé ainsi. Jérémy Malaussène
l'avait baptisé, et les plus anciens parmi les Arabes appelaient ce
gosse Jérémy me-ammed : Jérémy le baptiste, ni plus ni
moins.
- Esmak-eh?
- Cissou la Neige.
- Nin guixing? demandaient les Chinois,
qui, avec lui,
usaient toujours de la formule de politesse.
- Cissou la Neige.
- Liù fèn Xuê, traduisaient les
Chinois.
Arabes et Chinois aiment les noms qui
résument une vie.
Jérémy me-ammed s'y entendait pour ce
genre de résumé.
*
Cissou la Neige
était un fantôme de la place des Fêtes. Pas même un rescapé, un
fantôme. Pendant plus de trente ans, il avait été le bougnat
(bistrot-charbonnier-quicaillier-serrurier) d'un petit village rond,
perché sur les toits de Paris. Puis les criminels de paix s'étaient
abattus sur la place des Fêtes. Ce qu'ils avaient fait à ce
village, des uniformes le faisaient un peu partout dans le monde.
Bombardements ou préemptions, mitrailleuses ou marteaux-piqueurs, le
résultat est le même : exode, suicides. « Criminels de
paix », Cissou ne les nommait jamais autrement. Criminels de
paix : réducteurs de nids, fauteurs d'exil, pourvoyeurs du crime.
Cissou qui ne s'associait jamais aux grands débats publics,
professait intérieurement que la seule prévention efficace contre
la criminalité des banlieues passait par l'exécution capitale d'un
architecte sur deux, de deux promoteurs sur trois et d'autant de
maires et de conseillers généraux qu'il faudrait pour les amener à
comprendre le bien-fondé de cette politique.
Cissou avait
défendu longtemps son bistrot de la place des Fêtes. Il avait
opposé le papier au papier, la loi à la loi. Son Auvergne natale
lui avait appris à survivre dans cette jungle. Longtemps il avait
gagné. La place tombait en poudre, son café restait debout. Il
photographiait chaque maison, chaque immeuble avant sa destruction.
Les menaces ne l'atteignant pas, les offres se firent pressantes.
Quand la place ne fut plus qu'une collection de photos, Cissou se
résolut au pire : vendre. Il fit monter les prix. Il les fit grimper
à hauteur des falaises de béton qui obstruaient les fenêtres de
son bistrot. On lui paierait cher l'assassinat du dernier café de la
place. La loi lui avait appris que les dénis de justice peuvent se
négocier à des sommets vertigineux. On le crut cupide, on l'admira
: « Sacré bougnat! » […]
Affaire faite, une
tour de trente étages écrasa le bistrot de Cissou.
Cissou mourut les
poches pleines.
Son fantôme alla
trouver Ramon de Belle-ville, l'homme des neiges, et convertit son
gain en poudre blanche. Cissou, qui ne voulait pas courir les dealers
à la semaine, lui acheta le Mont-Blanc d'un seul coup. « Talg
abadi » disaient les Arabes. « Les neiges
éternelles ». De quoi tenir le nez droit jusqu'à sa deuxième
mort, et au-delà. […]
- Dangereux de
conserver toute cette coke chez toi, fit observer Ramon.
- Je ne connais
que toi pour avoir l'idée de me voler, fit observer Cissou.
Qui ajouta :
- Essaye, pour
voir. Ma porte est toujours ouverte.
Ramon se contenta
de ricaner.
- Un charbonnier,
finir dans la blanche...
(Monsieur Malaussène – Daniel
Pennac)
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