Je les ai trop souvent vus tourner
autour des champs de bataille avec une langue de miel, lui
répondit-il. Si l'on ouvre l'oreille à leur chanson, la voilà
bientôt qui change ; et tout leur amour pour l'humain se fait mépris
pour ce qui touche notre pauvre corps. Va, Chien, je connais mieux
qu'eux comment court mon sang et digère mon ventre. Je n'ai nulle
honte de ce qu'ils nomment les bas instincts. Je mange, je pisse, je
dors et je fais la culbute aux femmes, et si un dieu a été assez
content de son œuvre pour l'estimer finie, je ne saurais lui faire
l'insulte de haïr mon corps. A une époque, ce pays des brumes était
encore libre des curés, et c'est une des raisons pour lesquelles
j'aime tant mon castel. Et maintenant je les vois marcher, crâne
tondu, jambes au vent, s'en aller se faire remplir la gueule de chair
et de vin aux tables de leurs hôtes. Une fois qu'ils sont là, il
faut la force pour les jeter dehors ; et tant qu'ils sont présents
on les voit parler aux garçons et aux filles pour leur dire que ce
qu'ils cachent entre leurs cuisses est grande honte, et que jouer à
la jointure les uns avec les autres est œuvre de fol. J'aime ma
liberté Chien, c'est au prix de ma chair que je l'ai acquise, et ce
prix me semble assez lourd pour ne pas ajouter un diable par-dessus.
Oui, j'aime me frotter aux ventres des femmes, j'aime me remplir la
bouche de ce qui se trouve sur une table, et comme je te disais, si
Dieu est là, c'est lui qui m'a fait sortir tout ainsi fait ; je n'ai
de comptes à rendre à personne. Le prix de ma vie, celui que j'ai
commencé à payer en tombant d'un ventre sanglant, j'en viendrai à
bout au moment de mourir, comme nous tous. Je n'ai pas peur mais cet
écot-ci est assez élevé
pour qu'on ne m'en demande pas plus.
Regarde ces curés. Ils collent leurs
bouches encore luisantes de graisse aux oreilles des maîtres de
castel et affirment que gourmandise est preuve de faiblesse. Ils
parlent de courage, eux qui n'ont jamais affronté les yeux d'un mort
hors d'un tombeau. Ils parlent de punition alors qu'ils n'ont jamais
reçu en pleine face la rançon de leurs bons conseils. Ils parlent
d'humanité, en n'ayant jamais été frappés au ventre par le regard
déçu d'une femme à qui l'on n'a pas su plaire jusqu'au bout. Ils
ont des trognes que le foutre engorge, des ventres gonflés d'une
nourriture qu'ils ne savent pas gagner,
et viennent encore faire la
leçon aux gens qui les logent et les supportent.
- Chercherais-tu à me dire que tu ne
les aimes guère? dit Chien avec un demi-sourire.
- Amuse-toi bien, mon amie, répondit
Bruec en lui tapant sur la main pour la faire rire, mais dis-toi
qu'ils viendront bientôt te demander de n'être pas celle que tu es.
Ils ne connaissent des femmes que leur sainte glacée, si douce
qu'elle ne sait dire ni oje ni naje, et veulent apprendre aux dames
que tenir leur bouche fermée est plaisir pour les hommes. Certes, je
l'avoue, la langue des filles peut me rompre les oreilles, mais pas
plus que celle des garçons. Et qui sont-ils pour savoir mieux que
moi qui je veux baiser sur les lèvres, qui je désire renverser sur
mes bancs? Sais-tu qu'ils pensent retirer les épées des mains des
guerrières? Regarde-moi, Chien, et dis-moi quel serait le visage de
notre histoire si les femmes avaient rechigné à tremper leurs
doigts dans le sang. Les seuls épanchements écarlates qu'ils vous
permettront, ce sont ceux de vos menstrues, et encore devrez-vous en
avoir honte et les tenir pour sales. Le monde cache-t-il ses marées?
Si tu les écoutes, tu verras qu'ils vous disent faibles, de par
votre nature, et aussi fragiles qu'un œuf encore chaud. Certes, il y
a des femmes, comme des hommes, qui n'ont que jus de navet dans les
veines, mais l'insulte est goûteuse lorsqu'elle tombe de la bouche
d'êtres qui n'ont de muscles que ce qu'il faut pour manger à s'en
faire péter la panse, et de courage juste assez pour faire pleurer
les petits enfants avec leurs contes de diables et de flammes.
Regarde donc : Corban a eu tout un été pour venir te voir et te
reprocher tes armes, et il n'en a jamais trouvé les tripes.
Pourtant, il est certain que tu devrais poser ton fer et te vêtir
d'une robe, comme il se doit pour une pucelle. Il te dirait d'aller
t'encoucher dans un lit qui ne t'appartient pas, et d'y attendre un
mari
qui te remplirait le ventre de semence dès qu'il en aurait
l'envie. […]
Chien réfléchit à tout ce qu'avait
dit Bruec. Puis, dans son dos, elle entendit un bruissement de robes,
et une petite voix monta de derrière la porte de Corban.
- Je pensais que vous me poussiez à la
cellule pour me protéger de vous ; mais je vois que c'est ma
présence qui vous fait peur, lança l'homme d'Église.
- Tais-toi, crapaud, cria le chevalier
en cognant du poing sur le battant, et le lettré, surpris, poussa un
petit cri de rat que l'on frappe du pied. Je ne redoute rien de toi,
mais je crains ceux qui viendront à ta suite, et après eux d'autres
encore. Certaines idées, comme les serpents, aiment à ramper sur le
ventre et grouiller dans les coins sombres de la pensée. Il est plus
facile de juger comme vous le faites que de combattre ; alors un jour
viendra, je le présage, où une femme ne pourra plus toucher un fer
sans passer pour folle, et où elles tireront toute fierté de leur
langueur. Il leur faudra un homme pour défendre leur honneur, et la
chose sera si bel et bien rivetée à la tête des gens que, comme un
clou dans sa planche de bois rincée par les pluies, on ne saura l'en
faire sortir
sans se faire saillir les muscles à en avoir mal.
Je t'entends rire, caché derrière ta
porte, Corban, et je t'en donne la permission, puisque je t'assure
que tu auras ta vengeance. Peut-être pas toi, mais ceux à ta suite,
ils verront le monde auquel tu rêves. Laisse-moi glisser mes
derniers mots à une amie,
et tu pourras me maudire tout ce que tu
sais.
Chien, c'est grande douleur de voir mon
monde qui s'éteint. Je veux qu'il sache que je l'ai aimé, même si
je suis né au moment où lui commençait à s'endormir. Écoute
aussi Corban, car si je sais mon avenir déjà fané, je vois aussi
le tien et il n'est guère plus enviable ; hommes et femmes, pensées
et croyances, tout est mouvance. Tes idées passeront comme les
miennes s'oublient aujourd'hui. Rien n'est sûr que la fin,
et le
monde des hommes est ouragan.
(Justine Niogret – Chien du Heaume)