« Ils déambulèrent le long des
murailles du port, passèrent devant des temples et de grands
bâtiments municipaux. Puis ils traversèrent un petit parc avec une
fontaine, en empruntant une allée bordée de statues. De jeunes
couples marchaient la main dans la main. A gauche, un orateur
haranguait une petite foule. Il parlait de l'indispensable égoïsme
qu'était la recherche de l'altruisme. Sieben s'arrêta
quelques
minutes pour l'écouter et repartit.
- C'était intéressant, tu ne trouves
pas? demanda-t-il à son compagnon. Il suggérait qu'au bout du
compte, les bonnes actions sont un acte égoïste, puisque les gens
qui les accomplissent se sentent mieux après. Par conséquent, ils
ne sont pas généreux
mais n'ont agi que pour se faire plaisir.
Druss secoua la tête et lança un
regard noir au poète.
- Sa mère aurait dû lui apprendre
qu'on ne pète pas avec la bouche.
- Dois-je comprendre que c'est ta
manière subtile de m'expliquer que tu n'es pas d'accord avec lui? rétorqua hargneusement Sieben.
- Cet homme est un idiot.
- Comment vas-tu me prouver ça?
- Je n'ai pas besoin de te le prouver.
Si un homme me sert une assiette de bouse, je n'ai pas besoin d'en
goûter pour savoir que ce n'est pas de la viande.
- Explique-toi, insista Sieben.
Fais-moi part de cette philosophie
de campagne tant vantée.
- Non, répondit Druss en continuant
comme si de rien n'était.
- Mais pourquoi? demanda Sieben en
sautillant à côté de lui.
- Je ne suis qu'un bûcheron. Je
connais les arbres. Une fois j'ai travaillé dans un verger. Tu
savais qu'on pouvait prendre une pousse de n'importe quelle variété
d'arbre et la greffer sur un pommier? Un arbre peut avoir une
vingtaine de variétés. C'est la même chose pour les poires. Mon
père m'a toujours dit que c'était pareil avec les hommes et le
savoir. On peut toujours en greffer mais cela doit aller de pair avec
le cœur. Tu ne peux pas greffer un pommier avec un poirier. C'est
une perte de temps
et je n'aime pas perdre mon temps.
- Tu as cru que je n'avais pas compris
tes propos? demanda Sieben
avec un sourire moqueur.
- Il y a des choses que tu sais et
d'autres que tu ne sais pas. Et je ne peux pas te greffer ce savoir.
Dans les montagnes, j'ai vu des fermiers planter des rangées
d'arbres au milieu des champs; comme ça, le vent n'emporterait pas
les couches arables. Mais il faut une centaine d'années à un arbre
pour faire paravent. Donc, ces fermiers travaillaient pour le futur,
pour des gens qu'ils ne connaîtraient même pas. Ils l'ont fait,
simplement parce que c'était la chose à faire – et pas un d'entre
eux ne serait capable de débattre avec ce moulin à paroles
prétentieux qu'on vient de voir. Ni avec toi.
Mais il n'est pas
nécessaire qu'ils le fassent.
- Ce moulin à paroles prétentieux est
le premier ministre de Mashrapur, un politicien brillant et un poète
réputé. Je suis sûr qu'il serait mortellement humilié d'apprendre
qu'un jeune paysan inculte n'est pas d'accord avec sa philosophie.
- Il suffit de ne pas lui dire,
répondit Druss. On n'a qu'à le laisser là, servir des assiettes de
bouse à des gens qui croient dur comme fer que c'est de la viande. »
(Druss la Légende – David Gemell)
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