samedi 28 février 2015

« Garde-toi de sourire quand un marchand de papier, avec lequel tu fais affaire, risque un mot d'esprit, sur la poésie. » (Jules Renard)



« Et voilà, Monsieur, tout le problème : avoir en soi la réalité inséparable et la clarté matérielle d’un sentiment, l’avoir au point qu’il ne se peut pas qu’il ne s’exprime, avoir une richesse de mots, de tournures apprises et qui pourraient entrer en danse, servir au jeu ; et qu’au moment où l’âme s’apprête à organiser sa richesse, ses découvertes, cette révélation, à cette inconsciente minute où la chose est sur le point d’émaner, une volonté supérieure et méchante attaque l’âme comme un vitriol, attaque la masse mot-et-image, attaque la masse du sentiment, et me laisse, moi, pantelant comme à la porte de la vie. » 

(Antonin Artaud, Lettre à Jacques Rivière, 6 juin 1924)

mercredi 25 février 2015

"Du premier jour où je vis son visage en cette vie, jusqu'à cette vision, le cours de mon chant n'a pas été rompu." (Dante Alighieri)


 
« La ligne de mots palpe ton propre coeur. Elle envahit les artères, elle entre dans le coeur avec la ruée du souffle ; elle étreint le rebord mobile d'épaisses valvules ; elle tâte ce muscle obscur aussi fort que des chevaux, cherchant une chose, qu'elle ignore. Une image étrange s'incruste dans le muscle comme un ver enkysté - une pellicule de sentiment, une chanson oubliée, une scène dans une chambre assombrie, un coin du terrain boisé, une affreuse salle à manger, tel trottoir exaltant ; ces fragments sont lourds de sens. La ligne de mots les pèle, les dissèque entièrement. Les tissus mis à nu s'enflammeront-ils ? As-tu envie d'exposer ces scènes en pleine lumière ? Tu les localiseras peut-être avant de les laisser en paix, ou bien tu fouilleras l'endroit sans pitié jusqu'à ce que la plaie saigne sur ton doigt, puis tu écriras avec ce sang. Si la blessure n'est pas mortelle, si elle ne s'aggrave pas pour faire obstacle à autre chose, tu pourras utiliser son pouvoir pendant de nombreuses années, jusqu'à ce que le coeur la résorbe.

La ligne de mots tâtonne à la recherche des fissures du firmament. »

(Annie Dillard - En vivant, en écrivant - 1996)

vendredi 20 février 2015

« Parfois dans la vie, on a le sentiment de croiser des gens du même univers que nous….Des extra-humains, différents des autres, qui vivent sur la même longueur d’onde, ou dans la même illusion. » (Agnès Ledig ” Juste avant le bonheur”)

 
—« Et quel est, me dit Gobind un dimanche soir, quel est ton honorable métier, et par quel moyen gagnes-tu ton pain quotidien ?

— Je suis, lui répondis-je, un kerani... quelqu'un qui écrit avec une plume sur du papier, sans être au service du gouvernement.

— Alors qu'est-ce que tu écris ? fit Gobind. Approche-toi, car le jour tombe et je ne vois plus ta figure.

— J'écris sur toutes choses qui sont à la portée de mon entendement et sur beaucoup qui ne le sont pas. Mais surtout j'écris sur la vie et la mort, sur les hommes et les femmes, sur l'amour et la destinée dans la mesure de mes capacités, en racontant l'histoire par les bouches d'une, deux personnes. Ou plus. Alors, par la grâce de Dieu, les histoires se vendent et me rapportent de l'argent qui me permet de vivre.

— Ainsi soit-il, dit Gobind. C'est ce que fait le conteur du bazar ; mais lui parle directement aux hommes et aux femmes et il n'écrit rien du tout. Seulement, quand l'histoire a mis ses auditeurs en suspens et que les catastrophes sont sur le point de survenir aux vertueux, il s'arrête tout d'un coup et réclame son salaire avant de continuer son récit. En va-t-il de même dans ton métier, mon fils ?

— J'ai entendu dire que cela se passe à peu près ainsi quand une histoire est de grande longueur et qu'on la débite comme un concombre, par petites tranches.

— Moi, j'étais jadis un conteur renommé, quand je mendiais sur la route entre Koshin et Etra ; avant le dernier pèlerinage que j'aie fait à Orissa. Je racontais beaucoup d'histoires et j'en entendais encore plus aux gîtes d'étape le soir quand nous nous réjouissions après la journée de marche. Je suis persuadé qu'en matière d'histoires, les hommes faits sont tout pareils à des petits enfants, et que la plus vieille histoire est celle qu'ils aiment le mieux.

— Pour ton peuple, c'est la vérité, dis-je. Mais en ce qui regarde mes compatriotes ils veulent de nouvelles histoires, et quand tout est écrit ils s'insurgent et protestent que l'histoire aurait été mieux racontée de telle et telle façon, et ils demandent si elle est vraie ou bien si c'est une invention.

— Mais quelle folie est la leur ! fit Gobind, en écartant sa main noueuse. Une histoire qu'on raconte est vraie durant tout le temps qu'on met à la raconter. Et quant à ce qu'ils en disent... Tu sais comment Bilas Khan, qui fut le prince des conteurs, a dit à celui qui se moquait de lui dans le grand gîte d'étape sur la route de Jhelum : « Continue, mon frère, et achève ce que j'ai commencé. » Et celui qui se moquait reprit l'histoire, mais comme il n'avait ni le ton ni la manière il finit par s'arrêter court, et les pèlerins qui étaient là à souper l'abreuvèrent d'injures et de coups la moitié de la nuit.

— D'accord, mais pour mes compatriotes, puisqu'ils ont donné de l'argent, c'est leur droit ; de même que nous pourrions faire des reproches à un cordonnier si les chaussures qu'ils nous a livrées se décousaient. Si jamais je fais un livre tu le verras et tu jugeras.

— Et le perroquet dit à l'arbre qui allait tomber : « Attends, frère, je m'en vais te chercher un étai ! » dit Gobind avec un sourire sarcastique. Dieu m'a accordé quatre-vingts ans et peut-être un peu plus. Arrivé où j'en suis je ne dois plus voir qu'une faveur dans chaque jour successif qui m'est accordé. Fais vite.

— De quelle façon, repris-je, vaut-il mieux se mettre à l'oeuvre, dis-moi, ô le premier de ceux qui enfilent des perles avec leur langue ?

— Comment le saurais-je ? Mais après tout (il réfléchit un peu) pourquoi ne le saurais-je pas ? Dieu a fait un grand nombre de têtes, mais il n'y a qu'un seul coeur dans le monde entier, aussi bien chez tes compatriotes que chez les miens. En matière d'histoires, ce sont tous des enfants.

— Mais il n'y en a pas d'aussi terribles que les petits si on déplace un mot ou si, en racontant une seconde fois, on modifie les détails, ne fût-ce que d'un seul diablotin.

— Oui, et moi aussi j'ai raconté des histoires aux petits, mais voici comment tu dois faire... (Ses vieux yeux se portèrent sur les peintures gaies du mur, sur la coupole bleu et rouge, et plus haut sur les fleurs éclatantes des poinsetties.) Parle-leur d'abord des choses que toi et eux vous avez vues ensemble. Ainsi leur savoir remédiera à tes imperfections. Parle-leur ensuite de ce que toi seul as vu, puis de ce que tu as entendu dire, et puisque ce sont des enfants, parle-leur batailles et rois, chevaux, diables, éléphants et anges, mais n'omets pas de leur parler d'amour et de choses semblables. Toute la terre est pleine d'histoires pour celui qui écoute le pauvre et ne le chasse pas de son seuil. Il n'y a pas meilleurs diseurs d'histoires que les pauvres ; car ils sont forcés chaque nuit de poser l'oreille à terre. »

(Rudyard Kipling - Au Hasard de la Vie / Life's Handicap - 1891)

(Comme des enfants...sur le trône)

samedi 14 février 2015

"I have my mother’s mouth and my father’s eyes; on my face they are still together." (Warsan Shire)


"Des traces, elle veut laisser des traces, oui, comme en laisse l'air parmi les feuilles, parmi l'herbe, parmi le sable, c'est avec ça qu'elle veut faire une vie, mais c'est bientôt fini, il n'y aura pas de vie, il n'y aura pas eu de vie, il y aura le silence, l'air qui tremble un instant encore avant de se figer pour toujours, une petite poussière qui tombe un petit moment." 

(Samuel Beckett - textes pour rien)

vendredi 6 février 2015

«La vie à son meilleur est un processus fluide et changeant en lequel rien n'est fixé.» (Carl Rogers)


« Les anciens dieux n'étaient pas morts, ils vivaient dans les forêts, les lacs et les sources, les hommes les connaissaient, les rencontraient parfois, ne les craignaient guère. En échange d'une aide, d'une faveur, ils leur faisaient des cadeaux, un pigeon, des fleurs, une poupée, un plat de pois au lard, à la mesure de leurs moyens,
qui étaient minces. Les dieux ne se montraient pas exigeants.
Ils étaient pauvres et modestes, comme eux.

Mais dans ce bout du continent qui avait encore des noms changeants, un dieu nouveau s'avançait, venu de Jérusalem, où il était mort et ressuscité,
en même temps qu'il régnait en permanence dans les cieux.

Il balaya devant lui les autres dieux. Ce n'était pas qu'il refusât le partage : 
il n'en avait même pas l'idée. 

Il était l'Unique, il occupait la totalité de l'espace et du temps qu'il avait créés. Il eût, malgré cela, bien toléré les autres dieux, ils ne le gênaient pas, ils étaient éparpillés, minuscules, ils ne se différenciaient pas essentiellement de lui, ils étaient son propre reflet émietté par les miroirs de la vie. Mais une armée de prêtres et de moines intolérants ratissaient en son nom les campagnes, proclamant qu'il était un dieu jaloux, ce qui était faux,
à son niveau on ne peut être ni jaloux, ni vengeur, ni justicier.
La justice se fait d'elle-même dans le cœur des vivants.

Les prêtres et les moines, les uns sincères, les autres calculateurs, tous dans l'erreur, promettaient et menaçaient en Son Nom, promettaient à ceux qui L'adoraient
et Lui obéissaient les délices d'une moelleuse vie éternelle
et menaçaient les mécréants des souffrances abominables de l'Enfer.

C'est ainsi que, par leurs sermons et leurs vociférations, ils coupèrent l'Unique en deux.

Dans l'esprit des croyants alléchés et épouvantés, il y eut désormais en haut le Dieu blanc, dispensateur de la félicité, et en bas le Dieu noir aux dents sanglantes 
et aux mains de feu, qui guettait leurs défaillances. 
C'est ainsi que le Diable, puisqu'ils croyaient en son existence, exista.

En peu de temps – deux ou trois siècles – moines et prêtres conquérants occupèrent le Continent et les îles, au nom de l'Unique, et avec l'aide de la crainte qu'inspirait Son Ombre. Les anciens dieux s'étaient réfugiés dans le fonds des sources ou les racines des arbres, dans l'attente d'un temps meilleur où il leur serait de nouveau permis de se montrer et d'aider les humains, dans la limite de leurs pouvoirs 
et dans l'immense bienveillance de l'Unique père de tout. »

(L'Enchanteur -René Barjavel)

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