mercredi 28 février 2018

Nous sommes frères et je t'ai mesuré de la tête aux pieds. (George Sand)

  
- Salut, gardeur de troupeaux,
là-bas au bord de la route,
que te dit le vent qui passe ?

- Qu'il est le vent et qu'il passe,
qu'il est déjà passé
et qu'il repassera.
Et à toi, que dit-il ?

- Bien d'autres choses encore
il me parle de bien autre chose.
De mémoires et de nostalgies
et de choses qui ne furent jamais.

- Tu n'as jamais écouté le vent.
Le vent ne parle que du vent.
Ce que tu prétends là est mensonge
et le mensonge est en toi.

(Fernando Pessoa - Le gardeur de troupeau)

(*)


mardi 27 février 2018

Votre ''lumière'' n'est qu'une absence de ténèbres : c'est pourquoi elle ne peut que s'y opposer, sans jamais l'emporter sur elles. (Togari Shiro – Natsume Yoshinori)


- Tel que tu me vois, j'ai été victime de discriminations diverses dans ma vie, poursuit-il. Seuls ceux qui en ont subi eux-mêmes savent à quel point cela peut blesser. Chacun souffre à sa façon et ses cicatrices lui sont personnelles. Je pense que j'ai soif d'égalité et de justice autant que n'importe qui. Mais je déteste par dessus tout les gens qui manquent d'imagination. Ceux que T. S. Eliot appelait « les hommes vides ». Ils bouchent leur vide avec des brins de pailles qu'ils ne sentent pas, et ne se rendent pas compte de ce qu'ils font. Et avec leurs mots creux, ils essaient d'imposer leur propre 
insensibilité aux autres. Comme nos deux visiteuses de tout à l'heure.

Oshima soupire, fait tourner le crayon entre ses doigts.

- Les gays, les lesbiennes, les hétéros, les féministes, les cochons de fascistes, les communistes, les Hare Krishna, et j'en passe, aucun d'eux ne me dérange. Peu m'importe de savoir quel drapeau ils brandissent. Ce que je ne supporte pas, ce sont les gens creux. Ceux-là me font perdre tout contrôle. Je finis par dire des choses que je ne devrais pas dire. Tout à l'heure, j'aurais dû les laisser parler, prendre ça à la légère. Ou alors j'aurais pu appeler Mlle Saeki et la laisser s'en charger. Elle est capable d'affronter ce genre de personnes en gardant le sourire jusqu'au bout. Moi, j'en suis incapable. Je ne sais pas me contrôler, c'est mon point faible. Et sais-tu pourquoi c'est une faiblesse?

- Parce que si vous deviez vous occuper sérieusement de tous ceux qui manquent d'imagination, ce serait épuisant et surtout, cela n'aurait jamais de fin.

- Exactement, dit-il en pressant légèrement sur sa tempe la gomme de son crayon. C'est tout à fait ça. Mais rappelle-toi ceci Kafka Tamura : ceux qui ont arraché son ami d'enfance, l'amour de sa vie à Mlle Saeki, étaient de cette sorte. Des esprits étroits, sans aucune imagination et très intolérants. Les thèses déconnectées de la réalité, les termes vidés de leur sens, les idéaux usurpés, les systèmes rigides. Voilà ce qui me fait vraiment peur. Je crains toutes ces choses et je les exècre du fond du cœur. Qu'es-ce qui est juste? Bien sûr, c'est important de savoir ce qui est juste et injuste. Mais, la plupart du temps, les erreurs de jugement peuvent être rectifiées. Quand on a le courage de reconnaître ses erreurs, on peut les réparer. Or, l'étroitesse d'esprit et l'intolérance sont des parasites qui changent d'hôte et de forme, et continuent éternellement à prospérer. Je sais que c'est une cause perdue, mais je refuse que ce genre de choses entre ici.

Il désigne les étagères du bout de son crayon. Naturellement, 
il parle de la bibliothèque en général.

- Je ne peux pas me contenter d'en rire et de les ignorer.

(Kafka sur le rivage – Haruki Murakami)


samedi 17 février 2018

Nulla dies sine linea - Pas un jour sans une ligne. (Pline l’Ancien)


   (La Dame à l'Hermine - De Vinci)                (Jeanne Hébuterne -au chapeau- Modigliani)

"Le grand gamin fou est passé chez moi la nuit dernière et l’on s’est mis à parler de la DOULEUR et du monde qui nous entoure, et de la difficulté de continuer tout simplement à vivre et à poursuivre son chemin, ce genre de choses, la façon d’être des femmes, 
la façon d’être des choses… et j’ai dit au gamin :

« Écoute, tu sais comment ça arrive ce genre de trucs : je suis parfois dans ma chambre en train de chercher un trombone par exemple, histoire de traîner un peu, et d’un seul coup ça me prend – LA DOULEUR – c’est comme-ci un type m’avait balancé un direct dans l’estomac – je sais exactement à quel endroit, je sens le TROU – c’est un mélange de douleur, de terreur et d’incompréhension (j’ai eu des ulcères, ça n’a rien à voir), 
c’est tout simplement cette chose qui fond sur toi et qui te prend…»

« Je sais » il a répondu « Je ressens la même chose, il m’arrive parfois de pleurer. 
Je pleure en silence mais je sens les larmes couler… »

Comme tu peux le voir, Gregory, le chemin est difficile pour chacun d’entre nous. Dylan [Thomas] a bu jusqu’à plus soif, Hem et Van Gogh aimaient les fusils et Chatterton la mort-aux-rats. Je la ressens cette douleur maintenant que je suis en train de frapper. Je m’entends dire aux cliquetis que fait ma machine, faites qu’elle parte ! faites que tout s’en aille, mais ça ne marche pas. je la vois là dehors désormais. Delongpre Av. Le monde. Une toile d’araignée faite d’excréments. La survie est un filet de bave indécent. o.k."

(Lettre de Charles Bukowski à Gregory Maronick, 26 novembre 1971)


vendredi 9 février 2018

-Oh, ça Daria, c'est... c'est tellement toi! -...C'est un compliment ou une insulte? (Daria)

 
« Un jour, alors que je n'étais encore qu'une jouvencelle dans la pleine gloire de ma véritable jeunesse, un garçon m'offrit une fleur de verre en gage de son amour.

Je l'avoue, il y a bien longtemps que j'ai oublié comment il s'appelait, bien qu'il fut un jeune homme remarquable et raffiné. Le présent qu'il me fit était à son image. Si, sur les mondes d'acier et de plastique où j'ai passé mes vies, l'art ancestral des souffleurs de verre s'est perdu, l'artisan anonyme qui façonna ma fleur s'en souvenait, lui, parfaitement.

Sa fine tige de verre, longue et délicate, s'incurve, gracile, pour éclore en une corolle aux impossibles détails de la taille de mon poing. Tout y est, capturé, figé pour l'éternité dans le cristal. Les pétales longs ou fins s'y chevauchent, explosant autour du cœur dans un lent chaos transparent posé sur une couronne de six larges feuilles tombantes aux veinures intactes, toutes uniques. On aurait pu croire qu'un alchimiste qui se serait promené un jour dans un jardin avait, par simple jeu, transmuté en verre 
une fleur plus grande et plus belle que les autres.

Il ne lui manquait que la vie.

Je l'ai conservée pendant près de deux cents ans ; bien longtemps après que j'eus quitté ce garçon et le monde sur lequel il me l'avait offerte. Au fil des différents chapitres de ma vie, elle m'a toujours accompagnée. J'aimais la conserver dans un vase de bois poli que je plaçais près d'une fenêtre. Et dans l'éclat du soleil, les feuilles et les pétales brillaient parfois de mille feux. Mais, il leur arrivait aussi de filtrer la lumière et de la décomposer pour éclabousser le sol d'arcs-en-ciel confus. Souvent, au crépuscule, lorsque le monde s'éteignait, la fleur semblait disparaître totalement et je restais alors assise 
devant ce vase vide. Et puis, au matin, elle était de nouveau là. 
Fidèle, comme toujours. »

(George R. R. Martin – La Fleur de Verre)



vendredi 2 février 2018

Ma chère Lulu, il y a comtes et comtes, comme il y a rois et rois. Parmi les comtes, Torlato Favrini est un roi. Tout comme moi, parmi les rois, je suis un bouffon. (La Comtesse aux pieds nus, Mankiewicz)

 
LE VICOMTE.
[…] Attendez! Je vais lui lancer un de ces traits!...
(Il s’avance vers Cyrano qui l’observe, et se campant devant lui d’un air fat.)
Vous…. vous avez un nez… heu… un nez… très grand.

CYRANO, gravement.
Très.

LE VICOMTE, riant.
Ha!

CYRANO, imperturbable.
C’est tout ?...

LE VICOMTE.
Mais...

CYRANO
Ah ! Non ! C'est un peu court, jeune homme !
On pouvait dire... oh ! Dieu ! ... bien des choses en somme...
En variant le ton, —par exemple, tenez :
Agressif : « moi, monsieur, si j'avais un tel nez,
Il faudrait sur le champ que je me l'amputasse ! »
Amical : « mais il doit tremper dans votre tasse :
Pour boire, faites-vous fabriquer un hanap ! »
Descriptif : « c'est un roc ! ... c'est un pic... c'est un cap !
Que dis-je, c'est un cap ? ... c'est une péninsule ! »
Curieux : « de quoi sert cette oblongue capsule ?
D'écritoire, monsieur, ou de boîte à ciseaux ? »
Gracieux : « aimez-vous à ce point les oiseaux
Que paternellement vous vous préoccupâtes
De tendre ce perchoir à leurs petites pattes ? »
Truculent : « ça, monsieur, lorsque vous pétunez,
La vapeur du tabac vous sort-elle du nez
Sans qu'un voisin ne crie au feu de cheminée ? »
Prévenant : « gardez-vous, votre tête entraînée
Par ce poids, de tomber en avant sur le sol ! »
Tendre : « faites-lui faire un petit parasol
De peur que sa couleur au soleil ne se fane ! »
Pédant : « l'animal seul, monsieur, qu'Aristophane
Appelle hippocampelephantocamélos
Dut avoir sous le front tant de chair sur tant d'os ! »
Cavalier : « quoi, l'ami, ce croc est à la mode ?
Pour pendre son chapeau c'est vraiment très commode ! »
Emphatique : « aucun vent ne peut, nez magistral,
T'enrhumer tout entier, excepté le mistral ! »
Dramatique : « c'est la Mer Rouge quand il saigne ! »
Admiratif : « pour un parfumeur, quelle enseigne ! »
Lyrique : « est-ce une conque, êtes-vous un triton ? »
Naïf : « ce monument, quand le visite-t-on ? »
Respectueux : « souffrez, monsieur, qu'on vous salue,
C'est là ce qui s'appelle avoir pignon sur rue ! »
Campagnard : « hé, ardé ! C'est-y un nez ? Nanain !
C'est queuqu'navet géant ou ben queuqu'melon nain ! »
Militaire : « pointez contre cavalerie ! »
Pratique : « voulez-vous le mettre en loterie ?
Assurément, monsieur, ce sera le gros lot ! »
Enfin parodiant Pyrame en un sanglot :
« Le voilà donc ce nez qui des traits de son maître
A détruit l'harmonie ! Il en rougit, le traître ! »
—Voilà ce qu'à peu près, mon cher, vous m'auriez dit
Si vous aviez un peu de lettres et d'esprit :
Mais d'esprit, ô le plus lamentable des êtres,
Vous n'en eûtes jamais un atome, et de lettres
Vous n'avez que les trois qui forment le mot :
Eussiez-vous eu, d'ailleurs, l'invention qu'il faut
Pour pouvoir là, devant ces nobles galeries,
Me servir toutes ces folles plaisanteries,
Que vous n'en eussiez pas articulé le quart
De la moitié du commencement d'une, car
Je me les sers moi-même, avec assez de verve,
Mais je ne permets pas qu'un autre me les serve.

DE GUICHE, voulant emmener le vicomte pétrifié.
Vicomte, laissez donc !

LE VICOMTE, suffoqué.
Ces grands airs arrogants! Un hobereau qui... qui... n’a même pas de gants!
Et qui sort sans rubans, sans bouffettes, sans ganses !

CYRANO.
Moi, c’est moralement que j’ai mes élégances.
Je ne m’attife pas ainsi qu’un freluquet,
Mais je suis plus soigné si je suis moins coquet;
Je ne sortirais pas avec, par négligence,
Un affront pas très bien lavé, la conscience
Jaune encor de sommeil dans le coin de son œil,
Un honneur chiffonné, des scrupules en deuil.
Mais je marche sans rien sur moi qui ne reluise,
Empanaché d’indépendance et de franchise;
Ce n’est pas une taille avantageuse, c’est
Mon âme que je cambre ainsi qu’en un corset,
Et tout couvert d’exploits qu’en rubans je m’attache,
Retroussant mon esprit ainsi qu’une moustache,
Je fais, en traversant les groupes et les ronds,
Sonner les vérités comme des éperons.

LE VICOMTE.
Mais, monsieur...

CYRANO.
Je n’ai pas de gants?... la belle affaire!
Il m’en restait un seul... d’une très vieille paire!
– Lequel m’était d’ailleurs encor fort importun.
Je l’ai laissé dans la figure de quelqu’un.

LE VICOMTE.
Maraud, faquin, butor de pied plat ridicule!

CYRANO, ôtant son chapeau et saluant comme si le vicomte venait de se présenter.
Ah?... Et moi, Cyrano-Savinien-Hercule
De Bergerac.

(Cyrano de Bergerac, Acte I, scène 4 - Edmond Rostand)