samedi 24 juin 2017

Plus je songe à notre capacité à nous tromper nous-mêmes, plus je sens couler entre mes mains lasses, le sable aux grains menus des certitudes abolies. (Le livre de l'intranquillité – Fernando Pessoa)


« Ma première poupée s'appelait Mina. »

Vous ne savez pas qui est Mina, elle vous explique : c'est le nom de la fiancée de Dracula. A cinq ans, elle avait donné ce nom à sa poupée, après que son père lui eut raconté l'histoire de Dracula qui tue la nuit et dort le jour, l'histoire du grand professionnel des ombres, empêché de mourir, incapable de vivre. Et elle ajoute : mon père me racontait tous les livres – les fables, Homère, Shakespeare et toute la bande. Les adultes, quand ils s'adressent à un enfant, forcent la voix. Ils enlèvent l'obscur et le secret de leur parole. Ils disent les loups et les orages, les ogres et les sources, mais ils taisent le reste : les intérêts, les mensonges, la fatigue. Le goût puissant du meurtre au fond de l'âme et cette espérance plus puissante encore d'un amour pur. Mon père savait que je savais tout. L'esprit est dès le début à son plus haut. Le cœur met un temps considérable à grandir. L'esprit est immédiatement au sommet de sa fleur. Si l'on doit avec les enfants agir avec une douceur extrême, on peut tout leur confier, même ce qu'on ne sait pas dire. Mon père venait le soir dans les lisières de ma fatigue, il s'asseyait au bord du lit et il me racontait le monde : le Chaperon Rouge et Dracula, Ulysse et Ophélie, Hamlet et Cendrillon, Don Quichotte et Blanche-Neige. Chaque soir un livre bien avant que je sache lire. Ce qu'elle vous dit là éclaire et compose le tableau que vous aviez échoué à faire : l'enfance à Bordeaux, ville majestueuse et funèbre, l'arrivée à Paris, le premier mariage puis le second, la prostitution et la rencontre avec les brillants esprits de la capitale, tout était passé comme dans un rêve, jusqu'à la découverte d'un cancer caché dans son sein comme un trésor. Jusqu'à ce jour récent rien n'avait pu toucher à la clarté des débuts, au feu couvant de la voix bien-aimée sur un cœur de cinq ans:

« Ferme les yeux Mina, ne dis plus rien, écoute la rumeur d'un galop dans ton cœur, c'est un cheval petit et fier, infatigable, il porte sur son dos un messager, c'est de toi qu'il est parti à l'aube et c'est vers toi qu'il s'avance, écoute Mina le vent qui serre son manteau et rougit ses mains blanches, écoute le grondement de lumière rouge, Hamlet et son crâne, Barbe-Bleue et ses clefs, Ulysse et son arc, écoute cet empêchement de vivre qu'il y a dans la vie, cette douceur mortelle qu'il y a dans le songe, prends soin de toi 
Mina chérie, prends soin de toi. »

Celle de cinq ans avait grandi depuis et continué à chercher l'or dans la parole des intellectuels comme sur le visage des hommes abêtis par une chose aussi faible que la vue d'une femme nue. Qu'est-ce que nous aimons dans ceux que nous aimons? Nous croyons les aimer eux-mêmes mais qu'est-ce que c'est « eux-mêmes »? Où s'arrête la personne, ses contours, ses limites, où commence ce qui en elle est bien plus qu'elle, la douleur dans sa voix, l'innocence dans ses yeux? La grâce que vous reconnaissiez à celle-là lui venait de cet amour donné à ses cinq ans – comme on reconnaît dans la beauté d'une fleur l'éclat des pluies qui l'ont grondée. Quarante ans étaient passés depuis. Quarante et cinq font quarante-cinq. Au centre du tableau, une femme 
de quarante-cinq ans. En retrait sur la droite le petit tas de cendres 
des maris, des amants et des livres. Dans ses bras une poupée. 
Dans la bouche de la poupée une parole imprononçable.

Je m'appelle Ophélie, j'ai aujourd'hui quarante-cinq ans, je sors d'un cancer, les médecins ont été très gentils avec moi, ils m'ont enlevé mes vêtements, mes cheveux et mon sourire d'eau claire, ils m'ont assuré que je retrouverai bientôt ces choses, je ne sais s'ils disent vrai, les médecins sont comme les adultes quand ils parlent aux enfants, ils vous parlent pour que vous n'entendiez pas, ce qui fait que vous entendez trop. Je m'appelle Blanche-Neige, j'ai aujourd'hui quarante-cinq ans, je me suis longtemps perdue dans l'épaisseur du monde, ceux qui m'ont aimée m'ont rendue invisible et légère, bien trop légère pour être heureuse. Je m'appelle Cendrillon, j'ai aujourd'hui quarante-cinq ans, j'ai le cœur barbouillé d'avoir mangé toutes sortes de nourritures, on ne m'a jamais appris à séparer le sucré du salé, la chair et l'âme, la vie et le rêve, les hommes qui partageaient mes repas s'en sont mieux sortis, les hommes s'en sortent toujours mieux, peut-être qu'ils ne goûtent que du bout des lèvres. Je m'appelle Mina, j'ai aujourd'hui quarante-cinq ans, je suis née à Bordeaux et je suis morte à Paris, à présent ça va mieux, je me repose et je redécouvre le monde peu à peu, mon père n'est plus là pour me dire mais je me débrouillerai bien toute seule, j'ai compris l'essentiel, il y a ce qu'on vous raconte et il y a la manière dont on vous le raconte, c'est la manière qui fait la différence, c'est la manière qui seule importe, ceux qui m'ont dit « je vous aime » ne savaient pas ce qu'ils disaient et le disaient mal. Il y avait Shakespeare et mon père dans ma chambre d'enfant, Shakespeare qui disait que la vie est une histoire pleine de bruit et de fureur racontée par un idiot, et mon père qui lisait Shakespeare, je n'écoutais pas l'histoire, j'écoutais la voix, le triomphe de cette voix dans la capitale de mon cœur, la voix était vraie, la voix sans mots disait le vrai de vivre, la voix d'amour douce et nocturne. La médecine 
a brûlé des tissus de mon sein et tous les livres de ma bibliothèque, 
elle n'a rien pu contre la voix confiante et claire.

Je m'en tiens là, je m'en tiens à cet amour donné une fois pour toutes au cœur d'une petite fille. Je lis beaucoup moins de livres mais c'est sans importance : j'ai compris d'où ils viennent. J'ai compris le minuscule grain de vérité qu'ils ont. Les fables disent le vrai sur l'amour, j'ai compris ce qu'elles disent, cela repose dans une seule phrase, si j'étais philosophe je l'écrirais ainsi : ce qui nous sauve ne nous protège de rien et pourtant cela nous sauve. Mais comme je n'ai jamais cherché la vérité en philosophe, plutôt en musicienne, comme j'ai depuis mes cinq ans donné mon attention au grain de la voix plus qu'aux mots soulevés par cette voix, je la dirai ainsi cette phrase, la même : 
prends soin de toi, petite, prends soin de toi, amour.

(L'inespérée – Christian Bobin)

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