dimanche 4 juin 2017

Tu étais si gourmande de la vie que tu l'as avalée avec ta mort dedans, comme ces petits enfants qui gobent le noyau d'une pêche, très vite, avant qu'on ait le temps de les avertir (Christian Bobin)

 
Tous les Arabes le connaissaient par son nom, mais ''Esmak-eh?'' demandaient les Arabes, ''Quel est ton nom?'' pour le seul plaisir d'entendre sa réponse :
- Cissou la Neige.
Cissou, de son Auvergne natale où cinq sous n'en ont jamais fait six. La Neige
parce que ce n'était un secret pour personne : 
Ramon de Belle-ville lui avait vendu les neiges éternelles.
Cissou la Neige surtout parce que Jérémy Malaussène en avait décidé ainsi. Jérémy Malaussène l'avait baptisé, et les plus anciens parmi les Arabes appelaient ce gosse Jérémy me-ammed : Jérémy le baptiste, ni plus ni moins.

- Esmak-eh?
- Cissou la Neige.
- Nin guixing? demandaient les Chinois, qui, avec lui, 
usaient toujours de la formule de politesse.
- Cissou la Neige.
- Liù fèn Xuê, traduisaient les Chinois.

Arabes et Chinois aiment les noms qui résument une vie. 
Jérémy me-ammed s'y entendait pour ce genre de résumé.

*

Cissou la Neige était un fantôme de la place des Fêtes. Pas même un rescapé, un fantôme. Pendant plus de trente ans, il avait été le bougnat (bistrot-charbonnier-quicaillier-serrurier) d'un petit village rond, perché sur les toits de Paris. Puis les criminels de paix s'étaient abattus sur la place des Fêtes. Ce qu'ils avaient fait à ce village, des uniformes le faisaient un peu partout dans le monde. Bombardements ou préemptions, mitrailleuses ou marteaux-piqueurs, le résultat est le même : exode, suicides. « Criminels de paix », Cissou ne les nommait jamais autrement. Criminels de paix : réducteurs de nids, fauteurs d'exil, pourvoyeurs du crime. Cissou qui ne s'associait jamais aux grands débats publics, professait intérieurement que la seule prévention efficace contre la criminalité des banlieues passait par l'exécution capitale d'un architecte sur deux, de deux promoteurs sur trois et d'autant de maires et de conseillers généraux qu'il faudrait pour les amener à comprendre le bien-fondé de cette politique.

Cissou avait défendu longtemps son bistrot de la place des Fêtes. Il avait opposé le papier au papier, la loi à la loi. Son Auvergne natale lui avait appris à survivre dans cette jungle. Longtemps il avait gagné. La place tombait en poudre, son café restait debout. Il photographiait chaque maison, chaque immeuble avant sa destruction. Les menaces ne l'atteignant pas, les offres se firent pressantes. Quand la place ne fut plus qu'une collection de photos, Cissou se résolut au pire : vendre. Il fit monter les prix. Il les fit grimper à hauteur des falaises de béton qui obstruaient les fenêtres de son bistrot. On lui paierait cher l'assassinat du dernier café de la place. La loi lui avait appris que les dénis de justice peuvent se négocier à des sommets vertigineux. On le crut cupide, on l'admira : « Sacré bougnat! » […] 

Affaire faite, une tour de trente étages écrasa le bistrot de Cissou.
Cissou mourut les poches pleines.
Son fantôme alla trouver Ramon de Belle-ville, l'homme des neiges, et convertit son gain en poudre blanche. Cissou, qui ne voulait pas courir les dealers à la semaine, lui acheta le Mont-Blanc d'un seul coup. « Talg abadi » disaient les Arabes. « Les neiges éternelles ». De quoi tenir le nez droit jusqu'à sa deuxième mort, et au-delà. […]

- Dangereux de conserver toute cette coke chez toi, fit observer Ramon.
- Je ne connais que toi pour avoir l'idée de me voler, fit observer Cissou.
Qui ajouta :
- Essaye, pour voir. Ma porte est toujours ouverte.
Ramon se contenta de ricaner.
- Un charbonnier, finir dans la blanche...

(Monsieur Malaussène – Daniel Pennac)


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