vendredi 12 janvier 2018

J’ai trouvé la définition du Beau, de mon Beau. C’est quelque chose d’ardent et de triste…(Baudelaire, Fusées)


   Je me suis retourné vers le parc pour respirer à fond. Une pie jacassait dans les genévriers et, au-delà de la clôture, les voitures filaient dans la rue. D'énormes nuages gris roulaient vers Paris, vers l'est, et la vapeur qui sortait de ma bouche était presque transparente. J'ai eu un haut-le-cœur mais plus rien à régurgiter, aussi la crispation de mon estomac fut un spasme douloureux. D'une manière générale, je n'allais pas très bien.

- L'oiseau là dit que Georges est chez Lisa.

   Je me suis retourné brusquement. Au fond de la pièce, à côté de la cheminée, quelque chose ou quelqu'un, nu, dans un état de crasse avancée se tenait debout. Mon cœur s'est emballé brusquement et je me suis demandé à quoi pouvait bien servir tout l'air contenu dans la pièce, puisqu'il n'arrivait plus à pénétrer dans mes poumons.
   Au-dessus du corps, il y avait une tête. Des yeux bridés, un regard inexpressif. Une gamine de huit ou dix ans, probablement trisomique. Une mongolienne.

- L'oiseau? ai-je demandé.

   La gamine a couru vers moi sur ses jambes arquées, malhabile et déhanchée. Ça a été plus fort que moi, j'ai relevé mon pistolet. Elle s'est arrêtée. Nous nous sommes regardés. Dans ses yeux est passé quelque chose de plus que l'humanité, quelque chose dans lequel on pouvait se noyer. J'ai haussé les épaules avant de ranger le Glock dans ma poche. La gamine a continué vers moi. Elle s'est appuyée le front contre la rambarde, les mains cramponnées aux festons métalliques du garde-fou. La pie continuait à piailler dans les taillis.

- L'oiseau-là, dit-elle.
- Et l'oiseau-là dit que je suis chez Lisa? Qui est Lisa? C'est toi?
- Lisa, affirma-t-elle en posant sa main sur sa poitrine.
- Tu parles bien.
   Ses mains se sont crispées sur la rampe.
- Lisa parle depuis toujours. Personne n'entend. Que les fleurs-là et les oiseaux-là. Les animaux-là. Et le grand-là, dit-elle en désignant le chêne centenaire.
- Tu n'as pas froid? Tu ne veux pas t'habiller?
- Lisa sait comment faire pour régler les échanges calorifiques avec le monde-là. Depuis l'opération.

    Je me suis assis sur le sol, adossé à la rambarde. J'ai appuyé ma tête contre le métal, les yeux fixés vers le plafond. Mes genoux s'entrechoquaient. J'avais dû passer une frontière à un certain moment, mais je ne savais plus quand. La pie faisait un vacarme du diable, les nuages roulaient en grondant, ou bien tout cela était dans mon esprit, comme d'imaginer qu'une mongolienne de huit ans parlait d'échanges calorifiques, comme d'imaginer qu'elle parlait, tout simplement.
   Elle s'est tournée vers moi, s'est assise à mes côtés.

- Lisa sent Georges fatigué.
- Tu ne veux pas te taire s'il te plaît? De toute façon, tu ne peux pas parler. C'est moi qui invente tout ça.

   Elle a levé les yeux vers le plafond, comme pour vérifier que ce que je regardais valait le détour.

- Lisa a un cadeau pour Georges, déclara-t-elle en bondissant vers la cheminée.

    C'était un saut de trois mètres au moins. Cela ne pouvait donc pas avoir eu lieu. Elle est revenue vers moi les mains dans le dos, avec un sourire bizarre – un sourire d'ailleurs – dans lequel il était difficile de deviner une expression. Devant moi, elle s'est dandinée avant de me mettre une boîte en plastique sous le nez. Une boîte de CD. J'ai tendu la main. Sur le CD était inscrit Mac Gregor.

- Mac Gregor est Georges-là, affirma-t-elle en posant sa main sur ma poitrine.
- Oui, Lisa a raison, ai-je acquiescé […] C'est peut-être important pour moi. Et toi, qu'est-ce que tu vas faire?
- Lisa attend. Lisa regarde les livres. 

    Elle s'est levée brusquement. D'un nouveau bond prodigieux, elle a filé dans une autre pièce, dont l'entrée se trouvait dans le couloir. Je me suis relevé en m'appuyant sur la rambarde […] Quand elle réapparut, elle portait deux livres de grand format.

- Les livres de Lisa.

   Je les ai pris : Richard Feynman : cours de physique de Berkeley. Tome 7 : Physique statistique. Et puis : Ilya Prigogine : Thermodynamique et équilibres irréversibles. Je les lui ai rendus avec le souffle court.

- Il y en a beaucoup encore, dit-elle. Je les ai presque tous regardés.
- Tu arrives à lire ça? ai-je demandé d'un ton incrédule.
- Lisa ne sait pas lire les mots. Juste les chiffres. C'est facile.

   Je me suis appuyé contre l'encoignure. L'air me manquait. […] 

- Georges fait du feu maintenant.
- Avec quoi je fais du feu? ai-je explosé. Tu sais pas en faire du feu, toi? T'as appris à régler ta température interne et tu sais pas faire du feu?
- Lisa a huit ans, Lisa peut pas bien manger toute seule, Lisa fait pipi n'importe où. Lisa joue avec les chiffres, Lisa peut calculer dans sept dimensions, huit même, quand la neige tombe. Mais Lisa ne sait pas faire le feu. Tiens, ajouta-t-elle en arrachant une dizaine de pages du bouquin de Feynman, pour le feu. Après je regarde Georges.
- Bordel, ai-je marmonné en saisissant les pages déchirées, c'est pas vrai! Qu'est-ce que la neige vient faire là-dedans?

    Je me suis approché de la cheminée, talonné par la petite. Avec mon briquet, j'ai enflammé une page. Les équations se sont tordues avant de disparaître. J'ai ajouté les autres, une par une, puis des trucs qui traînaient, comme les pots de yaourt en carton, les emballages de gâteaux apéritifs. Lisa m'a tendu les livres. J'ai eu une légère hésitation.

- Lisa connaît les livres-là. Georges met dans le feu-là.

   J'y suis allé de bon cœur finalement. Enfin, quand le feu a été bien amorcé, j'ai ajouté deux ou trois bûches. Puis, je me suis relevé pour contempler les flammes.

- Georges part, maintenant, a dit Lisa.

    Elle bavait, son visage était laid et sale, mais j'avais trouvé dans ces yeux-là une lueur surhumaine, ou trans-humaine ; une lueur étrangère, trop précoce pour durer et construire.

- Je rentre chez moi. Tu veux venir?

   C'était une phrase entièrement gratuite. Qu'aurais-je fait d'elle d'ailleurs? […] 

   J'ai descendu les escaliers, sinué le long du chemin et suis sorti dans la rue après avoir refermé la porte.[…] Je me suis assis sur la marche, fermement décidé à ne laisser entrer personne tant que la maison ne serait pas devenue un tas de cendres.


J.
Quand il est parti, Lisa ne savait pas ce que <Georges> avait dans tous ses niveaux subjacents. <Georges> a trop d'images dans la tête qu'il ne comprend pas. Mais il a fait un beau feu.
Lisa et < Ffchh > ont discuté pendant ce temps.
{ Il y a une chaine des possibles stochastiques, a-t-il dit. Il serait dommage que tu rejoignes le niveau quantique maintenant. Tourne-toi vers les étoiles. Écoute-les : elles te parlent de l'infini des mondes. Et elles chantent si bien...}
{ Oui, mais quand Lisa te reverra?}
L'eau coulait des yeux de Lisa.
{ Passe par le niveau des quarks-couleur, il m'est facile de capter ce canal. Je te donne les équations. Et avant de partir, donne-moi ton eau, le terrain est pauvre en azote.}
{ Quand <Georges> sera sorti.}
{ Il est sorti. Il monte la garde.}

(Gilles Card – Libera Me)


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